Les douze tribus d'hattie - Ayana Mathis
Voilà un roman qui ne s'embarrasse pas de bons sentiments et rentre crûment dans le vif du sujet : l'histoire d'une famille noire américaine, sur plus d'un quart de siècle, entre sud et nord, ségrégation et espoir ténu d'un monde meilleur. Le contexte, l'évolution lente des mentalités américaines, bien qu'indissociable du propos, n'est qu'une toile de fond. Au centre domine la figure d' Hattie, mère à la fois aimée et détestée, sans cesse tiraillée entre son désir de fuir une vie qu'elle imaginait différente et l'attachement viscéral à ses enfants. J'ai rarement lu une expression aussi vraie des sentiments ambigus pourtant omniprésents dans les relations familiales.
Il faut dire que pour Hattie, tout commence mal. En provenance de Géorgie, état du sud toujours aussi dur avec les noirs, Hattie débarque un beau jour à Philadelphie avec sa mère et ses sœurs, avec l'espoir de meilleures conditions de vie dans une ville où, à sa grande surprise, les noirs croisent les blancs sans se sentir obligés de changer de trottoir pour ne pas se trouver sur leur chemin. Mariée très jeune à August, Hattie perd à 17 ans ses deux premiers enfants, des jumeaux, emportés par une pneumonie avant même leur premier anniversaire. Élément déclencheur ? Certainement. Le désespoir de la jeune femme est immense, renforcé par le caractère volage et peu concerné d' August. Naîtront pourtant encore neuf enfants ; mais Hattie a perdu ses réserves de tendresse, toute occupée qu'elle est à faire des miracles pour nourrir et vêtir ses enfants tandis qu' August refuse de renoncer à ses plaisirs.
Chacun des douze chapitres porte le nom d'un ou plusieurs enfants d' Hattie, témoins silencieux mais forcément influencés par cette mère qui n'affiche que dureté et colère sauf, lorsqu'elle ignore être observée, aux prises avec son jardin secret. "Combien peut-on aimer d'enfants ?" s'interroge l'un des protagonistes au moment de la naissance d'Ella, "Hattie a -t-elle encore de la réserve ?". Pour Hattie, il n'est pas question d'amour mais de survie. Alors les enfants, ils s'en sortent comme ils peuvent, Floyd le musicien, Franklin le soldat, Six le prédicateur, Alice la femme de médecin... Ils fuient chacun à leur manière. Ainsi Bell qui trouve refuge dans la folie. De temps en temps transparait une once d'espoir, comme avec Billie, décidé à prendre sa vie en mains... Et cet éclair qui surgit à la fin, lorsque Hattie, devenue grand-mère, décide qu'il est peut-être temps d'arrêter cette chaîne du malheur. Comme une promesse d'un peu de douceur pour la génération suivante...
Aucune complaisance, aucun pathos de la part de l'auteur qui parvient, à travers ces chapitres qui sont autant de petites nouvelles à descendre au cœur des relations compliquées d'une famille pas si isolée que ça. A montrer quelles incidences une scène observée par un enfant peut avoir sur sa vie à moyen terme. A poser les questions des choix : Hattie n'a cessé de vouloir partir, elle est restée. Elle n'a cessé de vouloir quitter August, elle a fini par trouver un certain réconfort auprès de lui dans ses vieux jours. Peut-être s'autorisera-t-elle enfin un peu de bonheur ?
Un livre fort, ambitieux et terriblement vrai.
"Les douze tribus d'hattie" - Ayana Mathis - Gallmeister - 311 pages
Lu dans le cadre du Grand Prix des lectrices de ELLE 2015 (sélection de septembre)