Le bonheur national brut - François Roux
J'ai du mal à comprendre pourquoi ce roman n'a pas eu plus de presse... Déjà, pour commencer, je lui attribue la palme du meilleur titre, à égalité avec "Réparer les vivants". Ensuite, celle du meilleur livre pour la dernière semaine de l'année, cette période si propice aux bilans. Je me suis régalée avec cette rétrospective sans concession des trois dernières décennies, dans les pas et les pensées de Paul, Benoît, Tanguy et Rodolphe, d'une élection d'un François à l'autre.
Quatre amis, donc. A l'aube de leurs dix-huit ans lorsque François Mitterrand est élu Président de la République. Quatre jeunes hommes prêts à mordre la vie, sans forcément toujours savoir ce qu'ils ont envie de faire mais certains d'avoir devant eux des années merveilleuses. Des quatre, seul Benoît décide de rester en Bretagne, leur terre natale, incapable de quitter ce sol qui le rassure. Le seul également à assumer d'avoir raté son bac et à refuser de s'engager dans la course effrénée aux diplômes. Rodolphe vise une carrière politique, Tanguy a la fibre du business depuis l'âge de quatorze ans et ses premières armes dans la PME familiale. Paul, enfin, le narrateur se cherche, coincé par un père autoritaire et intolérant auquel il devra bien annoncer un jour qu'il ne veut pas reprendre le flambeau familial de la médecine et qu'en plus, il préfère les garçons. Dans cette première partie, les quatre protagonistes font l'expérience de la réalité et s'engagent chacun dans sa voie avec plus ou moins d'enthousiasme mais toujours beaucoup d'illusions.
Près de trente ans plus tard, à l'aube de la cinquantaine, il est temps de se retourner et d'évaluer le chemin parcouru : Benoît est devenu un photographe que tous les publicitaires s'arrachent, Tanguy après dix ans passés à New York dirige la filiale française d'un géant américain du luxe, Rodolphe exerce son premier mandat de député, Paul est comédien. Sont-ils heureux pour autant ? Dans cette seconde partie, l'auteur dissèque avec maestria les échecs et les renoncements qui pointent sous les relatives réussites des vies professionnelles et sentimentales. Société d'ultra consommation, vision à court terme, méthodes de management cyniques et inhumaines, omniprésence des médias, règne de l'apparence et du réseautage et surtout, surtout, prédominance de l'argent, partout et tout le temps.
François Roux explore de façon captivante la psychologie de ses personnages, pris au piège d'un environnement qui ne favorise pas l'épanouissement personnel. Sa description des rouages de l'entreprise est aussi percutante que, malheureusement, très bien documentée. Quant au monde politique... Chacun reconnaîtra ici et là des morceaux d'actualité piochés au gré des scandales et des différents faits d'armes des uns et des autres.
Pas de leçon dans cet épais volume mais une invitation à se questionner sur l'essentiel : finalement, c'est quoi réussir sa vie ?
Une démonstration magistrale, un roman dense, foisonnant, qui se lit autant comme une fiction très bien ficelée que comme un document éclairé sur notre histoire récente. Et qui forcément, provoque chez tout lecteur de cette même génération comme une impression de déjà vécu.
Non, vraiment, je ne comprends pas pourquoi ce bouquin n'a pas eu plus de presse, il mérite sacrément les quelques heures à lui consacrer.
"Le bonheur national brut" - François Roux - Albin Michel - 679 pages