Une saison à Longbourn - Jo Baker
L'idée est excellente, la réalisation impeccable. Pourtant, le pari était risqué : raconter l'envers du décor de l'un des plus célèbres romans de Jane Austen, Orgueil et préjugés. On aurait pu craindre une pâle imitation de style ou une pirouette sans intérêt. Il n'en est rien. L'auteure évite tous les écueils et réalise un livre malin et enthousiasmant, nous offrant un point de vue inédit et complémentaire à celui de la célèbre romancière. Impossible à lâcher.
Longbourn est donc le domaine où réside la famille Bennet avec ses cinq filles à marier et une préoccupation de tous les instants pour assurer leur avenir, faute d'héritier mâle. Dans Orgueil et préjugés, les domestiques n'apparaissent qu'en filigrane, pour camper le décor et ancrer l'histoire dans son époque. Ici, ce sont eux les héros. Ils vivent dans l'ombre de ceux dont ils connaissent pourtant l'intimité et parfois même les secrets. Leurs journées pleines des tâches nécessaires à la tenue d'une maison et de ses occupants ne laissent pas beaucoup de place à la rêverie, ni aux loisirs. C'est ce que constate Sarah, la jeune femme de chambre qui navigue entre assistance aux jeunes filles de la maison, ménage, et autres corvées qui l'épuisent. Malgré la présence de la petite Polly pour la seconder, l'annonce par Mrs Hill, l'intendante du domaine de l'arrivée d'un valet et donc de bras supplémentaires réjouit Sarah. Elle n'imagine pas encore à quel point ce James Smith va influer sur sa vie et celle de la maisonnée.
Bien vite, on oublie Orgueil et préjugés, Elizabeth et Darcy pour s'intéresser à Sarah, James et à ceux qui les entourent au fur et à mesure qu'ils prennent de l'épaisseur sous la plume habile de Jo Baker. Bien sûr, la chronologie et les faits sont là, mais, le lecteur prend place à l'office et non pas dans les salons. Ce qui suscite l'intérêt, c'est autant l'histoire de ces personnages que le point de vue extrêmement cru que confère cette situation au lecteur, comme s'il regardait par un trou de serrure. Linge sale et fouillis en disent long sur leurs propriétaires. Et la condition de domestique en ce début de XIXème siècle est traitée sans fard mais sans excès non plus, Longbourn étant ce que l'on pourrait appeler une "bonne maison". Juste ce qu'il faut pour faire ressortir les différences de destins entre ceux d'en haut et ceux d'en bas et interroger sur des thèmes comme le libre-arbitre, l'autonomie et le bonheur.
Tout ceci est savoureux. Bien servi également par les deux héros, James et Sarah, romanesques à souhait avec leurs caractères bien trempés et leurs jeunes vies déjà bien éprouvées. De ceux pour lesquels on appelle de ses vœux le plus joli des happy-ends.
Si vous êtes inconditionnel de Jane Austen, vous ne serez pas déçu, ni incommodé par l'exercice. Si vous n'avez pas lu Jane Austen, nul doute que ce roman vous incitera à découvrir au moins Orgueil et préjugés... Ensuite, Jane Austen, quand on y a goûté, c'est difficile de s'arrêter.
Bref, je ne vois aucune raison pour que ce roman ne figure pas dans vos prochaines lectures.
"Une saison à Longbourn" - Jo Baker - Le Livre de Poche - 452 pages (traduit de l'anglais par Sophie Hanna)
Lu dans le cadre du Prix des lecteurs du Livre de Poche 2015 (Sélection de juin)