Ressources inhumaines - Frédéric Viguier
Un titre qui annonce parfaitement la couleur et à l'arrivée, une démonstration glaçante et implacable sur un monde du travail qui ne propose aucun sens, confine parfois à l'absurde et parvient à fabriquer des monstres. Mais il ne faut pas se tromper, le monde du travail - en l'occurrence l'hypermarché - pris ici comme cadre de l'intrigue n'est que la reproduction miniature de la société dans son ensemble. Constat terrible parce que très juste.
"Toi, tu as tout compris". Cette phrase l'héroïne - que l'on ne désigne que par le pronom "elle"- l'entend régulièrement murmurer sur son chemin au fur et à mesure qu'elle franchit les échelons, passant de stagiaire arrivée un peu par hasard dans ce rayon textile d'hypermarché à Chef de secteur. Pourtant, elle donne l'impression de naviguer à vue, sans ambition, sans envie particulière, sans beaucoup d'estime d'elle-même. Mais elle trouve dans l'entreprise un univers auquel se raccrocher, un écosystème dans lequel elle a enfin l'impression d'exister, elle qui se sent comme "une poche qui a besoin d'être remplie". La façon dont l'auteur dépeint l'entreprise est malheureusement parfaitement réaliste, le trait à peine forcé pour les besoins de la démonstration. Rapports humains faits de méfiance, de crainte et de représentation. Des jeux de rôles plutôt qu'une réelle implication dans son travail, à cause de méthodes de management où le vocabulaire brillant est là pour cacher la vacuité de l'ensemble.
Elle passe vingt ans à protéger son statut, à éloigner les petits ambitieux qui voudraient prendre sa place comme elle-même s'y est employée avec l'arrogance de ses vingt ans. Elle se raccroche à ce qu'elle peut : un statut, la proximité avec la direction qui symbolise le pouvoir et lui procure l'illusion de la réussite. Même la liaison qu'elle entretient avec un ancien cadre de l'hypermarché n'est qu'un mensonge qu'elle refuse de voir. Au point de passer à côté de sa vie de femme et de ne pas savoir saisir l'occasion d'un possible bonheur lorsqu'elle se présente.
Si le sujet peut sembler "casse-gueule', le résultat m'a agréablement surprise. Outre la description de l'univers du travail très bien sentie (les petits chefs, la quête du moindre pouvoir, l'épuisement des salariés et leur renoncement seule façon de préserver leur santé mentale...), la structure en deux parties rend le constat vingt ans après encore plus désolant et l'accélération de l'intrigue en fin de livre laisse un peu KO devant tant de gâchis. Enfin, la confrontation des générations apporte la dernière touche de vérité, avec l'apparition de "Il", symbole de la génération Y dont le rapport au travail parle de réalisation et d'épanouissement plutôt que de statut et de reconnaissance. Une génération que le monde de l'entreprise dirigé en majorité par la génération X n'a toujours pas réussi à comprendre. En quelques chapitres, ce roman en dit plus sur le sujet que la plupart des conférences qui lui sont dédiées.
C'est bien le roman du vide dont il s'agit, un thème illustré par les notes de l'héroïne à chaque fin de chapitre. Le roman d'une vie absurde, fruit de la société dans laquelle nous vivons. A méditer.
"Ressources inhumaines" - Frédéric Viguier - Albin Michel - 281 pages
Et de 3/68 ! Déjà lu et chroniqué par quelques membres de cette épopée des "68 premières fois". Découvrez les avis de :