Les Prépondérants - Hédi Kaddour
Un roman foisonnant, au charme quelque peu désuet. Une langue vivante, enveloppante. Une narration qui emprunte son rythme aux contes orientaux, ondulant entre tradition écrite et transmission orale. On comprend tout de suite ce qui a séduit les jurés de l'Académie Française qui lui ont décerné leur prix ex-æquo cette année (avec Boualem Sensal), et les jurés du Goncourt qui l'ont fait figurer dans leur dernier carré, battu sur le fil par Mathias Enard. C'est à un voyage érudit, charnel et cocasse que nous convie Hedi Kaddour, avec style et générosité.
Nous sommes dans les années 1920, dans une ville imaginaire du Magreb, Nabhès, que l'on pourrait avoir envie de situer du côté du Maroc puisqu'on y parle du Protectorat et qu'il y est aussi question d'un souverain... Peu importe, l'auteur a sûrement pioché dans de nombreux lieux pour créer son décor et y faire évoluer ses personnages. Les stigmates de la guerre sont encore bien présents même si la vie a repris son cours. Elle a fait de nombreuses veuves dont la jeune Rania, qui n'envisage pas pour autant de tomber sous le joug d'un autre mari malgré les incitations pressantes de son frère. Elle a hérité de la ferme d'un oncle et mène son petit monde à la baguette tout en résistant aux velléités d'extension de son voisin, Ganthier, un colon qui ne la laisse pas tout à fait insensible. Lorsqu'une équipe américaine débarque tout droit d'Hollywood pour tourner un film dans la région, la petite société de Nabhès est soudain confrontée à une vague de modernité qui fait ressortir les oppositions locales. Car les germes des futures révolutions couvent déjà, les jeunes générations sont influencées par le vent communiste qui vient d'Europe, les colons français s'accrochent à leur suprématie, traditionalistes et modernistes s'affrontent. Raouf, le fils du caïd n'est pas insensible aux discours de tous ceux qui parlent de liberté et de prise de pouvoir du peuple. Mais les beaux yeux de Kathryn, l'actrice principale l'arrachent pour un temps à ses préoccupations politiques. Tout ceci sous le regard observateur et critique de Gabrielle Conti, journaliste et maîtresse femme, témoin des transformations qui se jouent dans le monde.
Sous la plume d'Hedi Kaddour, ce microcosme s'agite et grouille de vie, transportant son lecteur des ruelles du souk au Cercle des Prépondérants (les notables français, tenants de la plus grande fermeté à l'égard des "indigènes"), d'un marché de village au Grand Hôtel qui abrite les soirées les plus cosmopolites, d'une ferme à une séance de cinéma en plein air (très bon passage où les villageois commentent à haute voix les mœurs des personnages à l'écran). Ses personnages de femmes sont particulièrement intéressants, la complicité qui s'instaure entre Rania, Gabrielle et Kathryn, unies par la volonté de s'affirmer et de s'émanciper, au-delà de leurs cultures et de leurs modes de vie respectifs est un des centres d'intérêt du livre. Le voyage de Raouf et Ganthier en Europe est l'occasion de retracer le climat politique qui règne alors que les conditions de l'armistice ont mis l'Allemagne à genoux et que pointent dans les rues de Berlin les premières manifestations à croix gammées sous la houlette d'un certain Adolf Hitler. Dans un Berlin qui oscille entre misère et décadence, Gabrielle observe avec une certaine lucidité les bouleversements à venir. Tandis que, de retour à Nahbès, les prémices d'autres changements sont déjà visibles. L'Histoire est en marche.
Il faut saluer la générosité avec laquelle l'auteur anime ses personnages et fait vivre tout un monde, rôles principaux et secondaires, sans oublier les figurants et les animaux. Il faut saluer également sa dextérité à les faire évoluer dans un contexte mouvant et surtout à rendre leurs histoires passionnantes. Les scandales hollywoodiens répondent aux manœuvres des marchands jaloux, les histoires d'amour ne connaissent pas les frontières, les visions des uns et des autres viennent éclairer le climat géo-politique et compléter un foisonnant tableau d'ensemble. Et surtout, l'humour est là, au détour de chaque page. L'humour bienveillant du romancier qui voit s'agiter des personnages dont il connaît très bien les destins.
Les Prépondérants est un superbe roman, ambitieux et généreux. Il comblera les lecteurs curieux et sensibles au climat que sait installer un auteur. Un peu comme face à un conteur, il faut se laisser porter, transporter. Retrouver le bonheur de cette première phrase qui naguère nous mettait en joie : Il était une fois...
"Les Prépondérants" - Hédi Kaddour - Gallimard - 464 pages