Randall - Jonathan Gibbs
Randall, c'est un grand éclat de rire moqueur envoyé à la face du petit monde de l'art contemporain. Mais pas seulement. C'est un premier roman bien troussé, qui joue avec les concepts et multiplie les angles de vue (fausse biographie, vraies références...) histoire d'apporter de la profondeur à son propos. Si comme moi vous restez perplexe devant ce qu'on appelle une "installation", si vous vous demandez encore ce qu'à voulu dire l'artiste avec ce simple point jaune au milieu d'une toile blanche, alors vous allez adorer ce bout de chemin en compagnie de l'artiste conceptuel le plus controversé de tous les temps...
Dans le petit monde de Jonathan Gibbs, Damien Hirst est mort avant d'avoir éclos. Dans les années 1990, un certain Ian Randall Timkins qui réduira son nom d'artiste à Randall a bien l'intention de marquer la scène de l'art contemporain de son empreinte. L'histoire de son ascension qui d'autre que Vincent, son meilleur ami pour la raconter ? Lui le trader, conseiller en gestion de patrimoine, entré par hasard en relation avec ce petit groupe d'artistes qui bientôt enflammeront les collectionneurs du monde entier. Témoin privilégié de cette époque au point de consigner les moindre faits et gestes de Randall dans une série de carnets, Vincent se décide à en faire un livre, quelques années après la mort de l'artiste devenu une référence mondiale. C'est alors que Justine, la veuve de Randall lui dévoile une découverte étonnante : un atelier secret, des centaines de tableaux cachés, peints à l'huile et représentant des scènes pornographiques où apparaissent les principaux protagonistes du milieu de l'art, critiques, mécènes, collectionneurs, artistes et proches de l'artiste. Que faire de cet héritage qui remet en question tout ce que le monde croyait savoir de Randall ? On dirait bien que l'artiste a commis un ultime pied de nez...
Car le propos du livre est clairement interrogatif sur la réalité de l'art conceptuel et la valeur qu'on lui accorde. A travers les bonnes feuilles de la biographie écrite par Vincent, on entre dans le processus créatif de l'artiste au plus près d'un personnage haut en couleurs, à propos duquel on se demande en permanence s'il tient du génie ou du grand foutage de gueule. C'est drôle et terriblement efficace, diablement bien documenté. En bon biographe, Vincent parsème ses pages de ce qu'il appelle des "randallismes", propos du maître soigneusement retranscrits et qui en disent long sur le personnage. Comme celui-ci : "L'art moderne - un art qu'il n'est pas nécessaire d'apprécier pour l'acheter". Mais attention, ce livre n'est pas une farce. Il offre un périmètre de réflexion passionnant sur l'essence même de l'art et ce qui fait un artiste, ou encore ce qu'il reste de lui une fois disparu.
L'héritage caché de Randall permet de cristalliser toutes les questions autour de l'art et de la cote d'un artiste. Lui qui avait déclaré que la peinture était morte, lui qui ne jurait que par les œuvres monumentales et les installations, lui qui était allé jusqu'à inventer sa propre couleur, le jaune Randall... Lui donc, a passé plusieurs années de sa vie à peindre des tableaux (très) figuratifs, dans le secret d'un atelier dont même sa famille ne connaissait pas l'existence. Ses héritiers vont-ils choisir l'appât du gain au risque de provoquer un immense scandale ? En tout cas, cet héritage apparaît comme la dernière œuvre de Randall, sa dernière installation en quelque sorte. Et donne envie de relire l'hommage prononcé par une de ses amies à son enterrement :
"Randall faisait naître l'art à même l'air. Il poussait sur son chemin. En sa présence, quand il pleuvait, il pleuvait de l'art. Son art purifiait l'air, il rendait leur parfum aux choses. (...) Qu'on pense à tous les tableaux et à toutes les sculptures de Randall de par le monde, ces milliers d'oeuvres, la place d'honneur qu'elles tiennent dans les galeries, les musées, les maisons. Cela ne signifiait rien pour lui, je le crois vraiment, si elles n'aidaient pas les gens à penser, ne faisaient pas tomber une nouvelle pluie de pensées en eux et autour d'eux."
Mission accomplie donc, et avec brio !
"Randall" - Jonathan Gibbs - Buchet-Chastel - 370 pages (traduit de l'anglais par Stéphane Roques)
Le billet de Delphine, lors de notre lecture croisée avec, sur le même thème Tentative d'évasion pour lequel le billet de Delphine et le mien sont également en ligne.