Après la pluie... (une nouvelle, par moi-même)
Depuis la voiture, Colombe Marin soupira en avisant les larges flaques d’eau qui jalonnaient son parcours jusqu’au perron où certains de ses collègues secouaient vigoureusement leurs parapluies avant de s’engouffrer dans le bâtiment. La cour de l’Élysée était devenue une vraie piscine, il faudrait bientôt une combinaison de plongée pour se rendre au Conseil des Ministres.
Six mois de pluie presque continue et les rares accalmies ne laissaient guère le temps aux sols de sécher. Le climat se détraquait et les multiples réunions des dirigeants du monde sur le sujet n’y changeaient rien. Chacun attendait que l’autre bouge. A ce rythme, les continents disparaîtraient sous les eaux bien avant qu’un accord ne soit trouvé. En tant que ministre de l’Ecologie et du Développement Durable, Colombe était au premier plan des négociations qui la laissaient la plupart du temps totalement démoralisée. Et là, elle s’apprêtait à bousiller une paire d’escarpins, simplement parce que le Président avait décidé de convoquer un Conseil des Ministres exceptionnel, en plein week-end et en plein déluge.
Tout en sautillant pour tenter de préserver au mieux ses fragiles chaussures, Colombe pestait contre la lourdeur de la bureaucratie qui ne permettait pas de faire avancer les dossiers importants. Elle avait rédigé des centaines de notes, des dizaines de rapports et autant de propositions pour tenter de convaincre le Président de s’engager personnellement dans la bataille, seule façon à son avis, d’obtenir l’attention des autres dirigeants du G30. Il aurait pu le faire pendant que sa cote de popularité était au plus haut. Le chômage était descendu sous la barre des 6%, du jamais vu depuis plus de trente ans, le PIB de la France dépassait celui de l’Allemagne, les investisseurs se bousculaient pour prendre part à la réussite des entreprises de l’hexagone. Il avait fallu quelques années d’efforts mais le gouvernement d’union nationale formé après les échecs successifs de plusieurs équipes mono partis avait réussi. Et le Président pouvait espérer en récolter les fruits et se faire réélire haut la main dans moins d’un an.
Et voilà que la météo s’en mêlait, créant une situation totalement inédite dans un pays pourtant habitué aux caprices du temps. Un certain nombre d’indicateurs étaient préoccupants : augmentation du nombre de suicides, baisse de la consommation des ménages, hausse spectaculaire de l’absentéisme dans les entreprises, inquiétude des sociétés d’assurances face à l’explosion des sinistres liés aux crues et autres inondations. Comme d’habitude se dit Colombe en pénétrant dans la grande salle du Conseil, on décrète l’urgence lorsque la situation est déjà dans un état désespéré.
Elle s’installa rapidement à sa place habituelle, entre la ministre de l’Éducation Nationale et le ministre de l’Économie, face à son collègue du Budget. Seulement quinze ministres, le gouvernement le plus resserré depuis l’après-guerre. Le silence se fit lorsque le Président Wenceslas Lefranc entra, accompagné d’un conseiller. Après avoir salué l’ensemble des participants, il prit la parole :
« Bien. Je vais être direct, ça va mal. Les indicateurs économiques n’ont jamais été aussi bons et pourtant, nos concitoyens ont le moral dans les chaussettes. Du jamais vu, même au pire des crises que le pays a traversées. Mais ce qui me préoccupe, ce sont les mouvements de contestation qui se préparent aux quatre coins de la France. Brice, expliquez-leur. »
Brice Daguin, le conseiller en charge des études d’opinion dressa un bilan de la situation, graphiques à l’appui. Les ministres étaient saisis d’effroi au fur et à mesure que défilaient diagrammes et camemberts. Le pays semblait au bord de la révolution, toutes catégories socio professionnelles confondues. Les agriculteurs, exténués par les dégâts causés par le surplus d’eau ou par les tempêtes de grêle avaient décidé de ne plus s’occuper de leurs exploitations tant que le gouvernement n’aurait pas trouvé de solution. Dans l’industrie, on déprimait sec face au manque de luminosité et les syndicats accusaient les patrons de sacrifier le bien-être de leurs salariés sur l’autel de la productivité en ne trouvant pas de solution. Un rassemblement était prévu dans deux semaines pour exiger l’installation de lampes à bronzer et d’éclairages simulant la lumière naturelle dans toutes les usines. Les hôpitaux psychiatriques étaient au bord de l’implosion, des incidents violents avaient déjà eu lieu un peu partout. Dans le commerce, ce n’était pas mieux. Les employés déprimaient dans leurs boutiques vides, même les parapluies n’attiraient plus les acheteurs, terrés chez eux, au sec. Enfin, l’absentéisme battait des records chez les enseignants qui refusaient de faire cours face à des classes de gamins geignards et pleurnicheurs. Bref, l’économie du pays était en danger. Mais pire encore, le gouvernement était menacé comme le montrait le dernier document de Brice Daguin : le Président était jugé responsable de la situation par 85% de la population.
Un silence terrifié se fit soudain dans la salle avant que la ministre de l’Éducation n’explose.
- Mais enfin, comment peut-on accuser le Président d’être responsable du temps qu’il fait ? Ce n’est pas un chaman ou l’une de ces antiques divinités censées influer sur le climat ! Il faut prendre la parole, expliquer, parler des systèmes dépressionnaires et je ne sais quoi encore. C’est à Météo France d’agir, qu’ils fassent leur boulot !
- C’est dingue, reprit le ministre de l’Économie, on redresse la France, on retrouve la croissance et tout ce qui va avec et on nous met le mauvais temps sur le dos ! Mais c’est à désespérer des responsabilités !
Face aux esprits qui s’échauffaient, le Président réclama le silence.
- Bien sûr que tout ceci est atterrant mais c’est ainsi. Il faut trouver quelque chose sinon le blocage sera total et le pays mis à feu et à sang. Quant aux élections… Bon, Colombe, qu’est ce que vous en dites ? Après tout le climat, c’est vous non ?
Tous les regards se tournèrent vers Colombe, qui se contenait tant bien que mal. Et voilà, ça lui retombait dessus, elle aurait dû s’en douter. Elle perçut les sourires en coin et les regards ironiques de ses collègues. Pas sûr qu’elle puisse compter sur l’un d’entre eux. Tant pis, elle allait se débrouiller, comme d’habitude. Elle se racla la gorge, prit une profonde inspiration et se lança, dans un silence de mort.
- La communication, je ne vois que ça. Puisqu’on ne peut pas agir sur la réalité, puisque les ingénieurs de Météo France ne prévoient pas d’amélioration dans les prochains jours, alors nous allons raconter une histoire. Convaincre nos concitoyens que le temps s’améliore, leur délivrer des bulletins optimistes. Faire changer les perceptions. Et puis il faut prendre la parole. Montrer la détermination du Président à faire changer les choses. Fustiger l’inaction et les blocages des gouvernements européens en la matière.
Autour de la table, personne ne bronchait, les ministres réfléchissaient, le Président mâchait un petit four, tout en essayant d’évaluer la proposition de Colombe. Et soudain, ce fut la cacophonie. On ne pouvait pas mentir aux français… Les médias ne seraient pas dupes, ils refuseraient la manipulation… Nos partenaires européens seraient furieux qu’on leur mette ça sur le dos… Ça ne marcherait pas, les gens n’étaient pas assez idiots pour croire qu’il faisait beau alors que la pluie tombait…
Encore une fois, le Président exigea le silence.
- Quelqu’un a une autre idée ? Non ? Alors on se tait et on travaille sur celle de Colombe. Après tout, ce ne serait pas la première fois que la communication viendrait à notre secours. On ne ment pas, on anticipe. Rappelez-vous les chiffres du chômage. Le fait d’annoncer la baisse a créé un déclic dans les esprits et permis d’amorcer la décrue. Le pouvoir n’est pas dans la réalité, il est dans la perception. Dans la représentation psychique. Nos compatriotes sont engagés dans une spirale négative, à nous de les en sortir. Et Colombe a raison. Si nous ne pouvons agir sur les faits, faisons-le sur l’imaginaire. Utilisons le pouvoir des mots, des images. Allez. Au travail.
Le blog « jeveuxdusoleil.com » fut mis en ligne moins d’une semaine après ce Conseil des Ministres, inauguré avec une longue interview du Président Lefranc affirmant sa volonté d’agir pour une météo mieux contrôlée. Parallèlement, un principe de briefing quotidien fut instauré par les équipes de Colombe avec Météo France pour conception et validation des données météo à communiquer. Les couleurs utilisées pour les cartes furent optimisées en fonction de leur impact sur l’humeur. Les mots « dépression », « pluie », « averses » ou encore « orages » furent bannis du vocabulaire au profit de « amélioration », « anticyclone en approche », « soleil caché », ou encore « accalmie certaine ». Un compte twitter #anticyclone suivait ce dernier à la trace. Les citoyens furent invités à réagir via une page Facebook « Halte à la pluie » qui compta rapidement plusieurs millions de « like » et des milliers de contributions pour sortir de ce mauvais pas. Bien sûr, la plupart étaient farfelues, comme celle qui proposait de fermer les frontières pour ne pas laisser passer les nuages mais dans l’ensemble, les contributeurs faisaient des efforts pour trouver des solutions, convaincus qu’ils avaient le pouvoir de changer les choses.
Le 14 mai 2022, le Président Wenceslas Lefranc fut réélu dès le premier tour avec près de 60% des voix. Un soleil de plomb régnait sur la France depuis déjà plusieurs semaines, les experts commençaient à parler de canicule. Colombe Marin fut nommée Premier Ministre.
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J'ai écrit cette petite nouvelle il y a deux ans environ, pour participer à un concours, prétexte comme un autre pour se défouler la plume. Les trombes d'eau qui se déversent sur nos pauvres têtes ces derniers temps me l'ont remis en mémoire et je ne résiste pas à l'envie de le partager avec vous.