De l'or au bout des doigts - (une nouvelle... par moi-même)
C’était pareil à chaque fois. D’abord un léger frisson d’excitation, un frémissement proche de celui du désir charnel, puis une forte poussée d’adrénaline, un jaillissement qu’il sentait se propager dans tous ses membres à mesure que le moment approchait. Lorsque sa cible apparaissait enfin, souvent après des heures d’attente, les automatismes se mettaient en place, qu’il pleuve ou qu’il vente, quelle que soit sa position, assis sur une poubelle, allongé en équilibre sur un toit ou terré dans un recoin puant envahi par les détritus. Cadrage, zoom, ouverture. Il avait tellement mitraillé dans sa vie qu’il n’éprouvait même plus le besoin de réfléchir. Ajustement, points de repère, mode rafale. Lorsqu’il appuyait sur le déclencheur, il se sentait tout puissant, le maître du monde.
C’était pareil à chaque fois et pourtant, cette journée avait une saveur particulière. Le tuyau sur lequel il avait basé sa surveillance émanait d’un informateur plutôt discret, peu enclin aux fanfaronnades et réputé difficile d’accès dans le petit milieu des photographes. Un homme bien introduit dans le show-biz, un homme estimé, qui ne recherchait ni l’argent, ni la notoriété. Ses motivations étaient à chaque fois personnelles qui le poussaient à livrer en pâture l’une de ses relations. Rares, ses informations n’en étaient que plus précieuses. Rémi était bien placé pour le savoir. Il leur devait deux de ses plus beaux coups. Et son instinct lui soufflait qu’il en irait de même avec celle-ci, même si, après cinq jours de planque, sa patience était mise à rude épreuve.
Rémi Lachenal était une star dans son domaine, bien qu’il veillât à rester le plus discret possible, loin des feux de la rampe. Moins il était reconnu, meilleures étaient ses chances d’aboutir. Comme la plupart de ses confrères, il connaissait les bons coins « à people », se tenait informé des modes – qui changeaient à la vitesse de l’éclair, un restaurant pouvait tenir le haut du pavé le matin et devenir has been en un après-midi – et suivait les grandes transhumances (Saint Barth’ l’hiver, Saint Trop’ l’été…), mais il devait ses succès les plus importants à son précieux réseau d’informateurs auquel il apportait un soin particulier. Petites attentions, renvois d’ascenseur et, le plus important, discrétion garantie. Sur ce point, sa réputation lui donnait encore quelques longueurs d’avance sur ses confrères.
Le boulot ne manquait pas. Paris Match, Gala, Voici, Closer… Ces dernières années, la prolifération de ces magazines avait favorisé l’émergence d’une concurrence propice à faire monter les enchères. Malgré l’afflux de vocations stimulées par l’appât du gain, Rémi avait su profiter de la situation et faire prospérer son petit commerce, surfant sur le scoop qui l’avait lancé vingt ans plus tôt. Déjà vingt ans. Un candidat à la présidence de la république shooté en pleine action au cœur du bois de Boulogne. Le cliché, d’une netteté et d’une crudité implacables avait sérieusement secoué les foules et lancé la carrière de Rémi aussi vite qu'il avait précipité la descente aux enfers de l’éphémère candidat.
On le surnommait Rémi « le flair » ou Rémi « la chance », tant sa capacité et surtout sa constance à se trouver si souvent aux bons endroits suscitaient le respect. Sa silhouette trapue, son ventre dessiné à la bière, sa barbe de trois jours où se mêlaient le blond et le blanc, l’éternel mégot accroché à ses lèvres parvenaient à se glisser sans encombre dans les endroits les plus improbables sans se faire remarquer, malgré la présence fréquente de gardes du corps occupés à protéger ses cibles des regards indiscrets. Il y avait eu trois jours dans le local à poubelles d’un grand hôtel de la côte d’azur, seul moyen d’accéder à un espace jusque là inconnu de la profession. Et encore cette planque interminable au second sous-sol d’un parking d’immeuble, dans le coffre d’une voiture percé de quelques trous pour laisser passer l’air et permettre la surveillance. Le souvenir de la mine effarée de sa victime lorsqu’il avait jailli tel un clown de sa boîte le faisait encore régulièrement sourire. Ceci dit, il préférait quand même les opérations en plein air, même si elles étaient synonymes de risques accrus d’être surpris par un tiers.
Il concentra son attention sur la porte par laquelle son prochain scoop était censé apparaître. Elle ouvrait sur l’arrière-cour d’un célèbre magasin de l’avenue Montaigne, en principe inaccessible. D’après sa source, l’entourage des tourtereaux avait prévu une discrète sortie dès leurs achats terminés, ce qui avait valu des jours et des jours de tractation avec les responsables de la boutique toujours avides de satisfaire les moindres désirs de clients susceptibles d’en influencer des centaines d’autres. Chose rare, Rémi avait pré vendu la photo. Ou plutôt, avait commencé à faire monter les enchères auprès de ses deux acheteurs les plus sérieux. Pour la première fois de sa carrière, il était en possession de deux chèques de réservation pour une même photo, ce que, bien entendu, il était seul à savoir. Cela faisait cinq ans qu’aucun cliché de la personnalité en question n’avait circulé. Black out total, protection rapprochée. Quelques rumeurs, mais aucune image. Là, il pouvait faire coup double. La star et sa nouvelle conquête. Succès planétaire assuré.
Parfois, il avait des remords. Certains de ses sujets semblaient sincères dans leur désarroi face à leur intimité violée. Mais la plupart du temps, il n’en avait aucun. C’était le jeu et il se considérait comme l’un des éléments qui permettaient à la partie de se dérouler. Les célébrités qu’il photographiait étaient parfaitement conscientes de ce à quoi elles s’exposaient. Elles gagnaient leur vie dans la lumière, il ne faisait que profiter de leur ombre.
Il y avait tout de même un regret dans sa vie, une photo qu’il n’aurait pas dû prendre, qu’il n’aurait surtout pas dû diffuser. Cette idole des teen-agers, à peine plus âgée que son public, à genoux, en larmes devant son petit ami du moment. La gamine avait succombé à une overdose peu de temps après et Rémi en gardait une sorte de pincement au cœur permanent, un vague sentiment de culpabilité. Les éditeurs avaient eu beau jeu de le rassurer – les ventes de leurs canards avaient battu des records cette semaine là – « ce n’est pas ta faute », « elle était tellement borderline », « ce serait arrivé d’une façon ou d’une autre ». Pourtant, il ne s’était jamais complètement défait de cette ombre qui ne le quittait plus. Elle aurait pu être sa fille. Pour la première fois, il avait pensé aux conséquences de son travail. Sur les familles, l’entourage. Sans toutefois s’attarder trop longtemps. Les commandes affluaient, laissant peu de place aux états d’âme. Pendant qu’il s’attendrissait, les autres livraient. Il avait une réputation à défendre.
Un imperceptible mouvement du côté de la porte capta son attention. C’était une banale porte grise, en fer, visiblement assez lourde, ce qui expliquait la lenteur avec laquelle elle s’ouvrait. Deux hommes apparurent et entreprirent d’inspecter chaque recoin de la cour. Sobrement vêtus de noir des pieds à la tête, une main posée à hauteur de hanche, prête à dégainer à la moindre alerte. Ils prirent leur temps et Rémi retint machinalement sa respiration même s’il savait avoir très peu de chances d’être repéré. Le toit sur lequel il se trouvait comportait un renfoncement qui le cachait parfaitement et une ouverture suffisante pour positionner son appareil impeccablement dans l’axe. Le repérage, c’était l’un des secrets de sa réussite. Il évitait autant que possible de s’en remettre au hasard.
Apparemment satisfaits de leur inspection, les deux hommes retournèrent vers la porte et l’ouvrirent, laissant passage à une frêle jeune femme à l’épaisse chevelure blonde rassemblée tant bien que mal dans ce qui hésitait entre un chignon et une queue de cheval, menaçant de s’écrouler à tout instant. Vêtue d’un jean et d’une veste en daim, chaussée de simples ballerines noires, elle s’était arrêtée au milieu de la cour et regardait fixement vers la porte. Rémi pensa qu’elle attendait que son compagnon la rejoigne et sourit. C’était exactement ce qu’il voulait lui aussi. Il enclencha le mode rafale et zooma, profitant des quelques secondes de répit pour peaufiner ses réglages.
Dans le cadre apparut un petit visage très pâle, à la peau diaphane, sans maquillage et aux yeux rougis, cernés de bleu. Une biche apeurée. Voilà l’image qui vint à l’esprit du photographe. Il centra son attention sur le regard, frappé par la pâleur du bleu des yeux qui lui fit penser à un jean très délavé. Il capta quelque chose qui ressemblait fortement à de la peur, une angoisse nimbée de tristesse. Il élargit légèrement le cadre, prêt à y inclure un second visage, dès qu’il serait là. Le visage dont le monde entier attendait la révélation. Voilà. Encore un peu plus près. Voilà. C’est ça. Il les tenait. Il avait de l’or au bout des doigts. Après ça, il aurait bien mérité quelques jours de repos, à siroter des cocktails dans une chaise longue.
C’était le moment. L’index sur le déclencheur était prêt à conclure tout ce travail. C’était presque le plus facile.
Mais son cerveau ne donna pas l’impulsion nécessaire. Quelque part, un lointain fantôme au regard implorant l’en empêcha.
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Petit clin d’œil en cette journée internationale de la photographie, avec ce texte écrit il y a quelque temps lors d'un atelier d'écriture.