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Règne animal - Jean-Baptiste Del Amo

30 Octobre 2016 , Rédigé par Nicole Grundlinger Publié dans #Romans, #Coups de coeur

Mais quel livre !... Il continue à résonner en moi depuis des jours, malgré l'enchaînement d'autres lectures. Je n'arrive pas à pardonner aux jurés du Goncourt de l'avoir écarté de la sélection finale. Une telle écriture. Un propos si fort... Certes, il est dur (mais franchement, ces gens ont couronné Les Bienveillantes qui ne l'était pas moins), certes il mène parfois jusqu'à la nausée... et alors ? La littérature c'est ça aussi. Faire mal, confronter l'homme aux horreurs qu'il commet tous les jours, le bousculer pour tenter de le changer peut-être. Et lorsque c'est fait avec une telle plume, un tel talent, une telle force, comment ne pas être complètement remué ?

Heureusement, l'une de mes libraires préférées a insisté pour que je le lise parce que j'étais comme beaucoup, cette histoire d'une exploitation familiale d'élevage porcin qui s'étend sur l'ensemble du 20ème siècle... comment dire, ça ne m'attirait pas du tout. Mais cette jeune femme avait été la première à me parler du génial Défaite des maîtres et possesseurs alors, je lui ai fait confiance. Je crois que désormais ma confiance lui est définitivement acquise !

Il y a deux temps distincts dans le livre, le début puis la fin du siècle. Le début puis la fin de la lignée. La première partie est époustouflante dans sa façon de dire le temps qui passe lentement, au rythme de la nature, par la grâce de l'observation d'Eleonore, l'enfant qui, quatre-vingts ans plus tard, devenue une matriarche fatiguée observera sa famille sombrer avec tout ce qu'elle a créé et finalement détruit à force de recherche de la productivité à tout prix. Cette première partie raconte la campagne dans toute sa pauvreté, l'enfance d'Eleonore auprès d'un père malade qui continue à se tuer à la tâche et d'une mère rude et sèche, dénuée d'affection, que l'on ne désigne que par le terme de génitrice puis de veuve lorsque le père finit par mourir. Il y a des pages sublimes qui englobent les animaux et les hommes dans un même opéra tragique, d'une violence dont la plume de Jean-Baptiste Del Amo parvient à tirer une extrême poésie. Puis vient la guerre, qui vide les campagnes de ses paysans et bientôt de ses animaux pour nourrir les troupes (terribles scènes qui racontent le destin de ces pauvres bêtes menées en wagons... et qui en rappellent d'autres quelques décennies plus tard lorsque les bêtes seront remplacées par des hommes). La guerre qui ne rendra les hommes que très cabossés voire défigurés, à l'image de Marcel, l'unique perspective d'Eleonore, son futur mari.

« Ils savent qu’il faudra tuer, ils savent, c’est un fait acquis, une certitude, une vérité, la raison même, il faut tuer à la guerre, sinon quoi d’autre ? Ils ont enfoncé des lames dans le cou des porcs et dans l’orbite des lapins. Ils ont tiré la biche, le sanglier. Ils ont noyé les chiots et égorgé le mouton. Ils ont piégé le renard, empoisonné les rats, ils ont décapité l’oie, le canard, la poule. Ils ont vu tuer depuis leur naissance. Ils ont regardé les pères et les mères ôter la vie aux bêtes. Ils ont appris les gestes, ils les ont reproduits. Ils ont tué à leur tour le lièvre, le coq, la vache, le goret, le pigeon. Ils ont fait couler le sang, l’ont parfois bu. Ils en connaissent l’odeur et le goût. Mais un Boche ? Comment ça se tue un Boche ? Et est-ce que ça ne fera pas d’eux des assassins bien que ce soit la guerre ? »

Plus tard, dans les années 80, la petite ferme est devenue une exploitation gigantesque et la famille exclusivement tournée vers la porcherie. Cette porcherie qui imprègne autant les idées et les caractères que son odeur s'incruste dans les peaux, les vêtements et même les habitations. Une exploitation dirigée par Joël et Serge les petit-fils d'Eleonore, formatés à la dure par leur père Henri, lui-même héritier de la violence de Marcel et de ses fantômes glanés à la guerre. L'un tient par la boisson, l'autre par l'emprise morale que son père exerce encore sur lui. Et le drame se profile, peu à peu, parce que rien, forcément ne peut sortir de bien d'un tel comportement... "La porcherie comme berceau de leur barbarie et de celle du monde".

"Ils ont modelé les porcs selon leur bon vouloir, ils ont usiné des bêtes débiles, à la croissance extraordinaire, aux carcasses monstrueuses, ne produisant presque plus de graisse mais du muscle. Ils ont fabriqué des êtres énormes et fragiles à la fois, et qui n'ont même pas de vie sinon les cent quatre-vingt-deux jours passés à végéter dans la pénombre de la porcherie, un coeur et des poumons dans le seul but de battre et d'oxygéner leur sang afin de produire toujours plus de viande maigre propre à la consommation."

Bien sûr, après une telle lecture, impossible de regarder une tranche de jambon comme avant. Mais réduire ce livre à une diatribe contre l'élevage intensif serait dommage. C'est une véritable oeuvre littéraire, qui prend le temps d'observer et de parler de la vie, par l'intermédiaire du regard des enfants (le jeune Jérôme prend le relais dans la seconde moitié du livre et déambule sur ces mêmes terres qui accueillaient les promenades de la petite Eleonore, son arrière-grand-mère). Aucun temps mort malgré cette unité de lieu. Et si parfois le récit nous prend aux tripes, il reste étrangement beau.

Une écriture charnelle, belle, forte, qui fait jaillir les images (terriblement crues), un style magnifique. Ce livre ne ressemble à aucun autre, vraiment, il faut le lire.

"Règne animal" - Jean-Baptiste Del Amo - Gallimard - 424 pages

Laure est également très enthousiaste ; des avis très contrastés mais très intéressants de la part des journalistes littéraires et des blogueurs  à découvrir via onlalu et  Bibliosurf

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Z
Je le lirai. Les industries agro-alimentaires sont à la base des élevages intensifs et je vois ce que deviennent mes copains et copines agriculteurs
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N
Alors le propos va te concerner et t'intéresser... et tu verras qu'en bonus, le style va te scotcher !
N
Je l'ai terminé hier soir, encore que j'avais déjà lu la fin avant par curiosité (malsaine?) et je ne fais qu'y penser...la lecture est à la fois un vrai plaisir car tout est décrit avec une telle précision, une abondance de mots qui nomment les "choses", les fleurs, les végétaux, la nature en général et dans les détails. La nature est là en toile de fond, spectatrice parfois complice des drames qui se déroulent dans cette ferme, cette usine à broyer les porcs et les humains qui sont devenus leurs tortionnaires. Tout le monde peut connaître cette dure réalité, à condition de ne pas détourner le regard. Qui n'a pas connu de "paysan" hier ou aujourd'hui? personnellement j'en ai connu et même très bien connu. Leur vie est dure, dure...personne n'en voudrait mais c'est comme ça, ils sont nés à la ferme et ont dû y rester. On en meurt aussi, jeune, la cinquantaine environ, du cancer le plus souvent et c'est terrible. La vie à la ferme ce n'est pas une vie, c'est une lente agonie jusqu'à la mort du chef de famille moment où l'épouse reprend sa vie en main et trouve une autre activité dans un autre secteur.<br /> Les personnages, le village et la nature prennent corps grâce à la plume de l'écrivain. Je ne regarderai plus jamais l'élevage de porcs situé à l'une des entrées de mon village de la même façon, même si de l'extérieur tout semble propre, parfaitement maîtrisé, il n'en reste pas moins que cela empeste tout lorsqu'on passe à proximité.<br /> Avec des ouvrages tels que celui-ci, il n'est pas interdit de penser que la littérature française est l'une des meilleurs. Merci Monsieur Del Amo.
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N
Merci pour votre contribution riche. Une lecture effectivement très marquante, un très bel objet littéraire. Pour moi assurément l'un des 4 livres les plus forts de l'année !
L
Oh que oui, je partage à 100% ton billet, que je rajoute tout de suite au mien :-)
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N
Vraiment contente de rencontrer le même enthousiasme et de le partager ! Je fais pareil, tiens !
V
Ah merci, je tourne autour depuis sa sortie, ne sachant pas si'l est pour moi mais je sens que oui, quelque part. Tu confirmes mon envie (on l'a très peu vu sur les blogs).
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N
Un livre complexe, exigeant, ambitieux, difficile... très segmentant quand même. Mais waouh ! Je me dis que j'ai bien fait de passer outre mes hésitations et de suivre la recommandation enthousiaste de ma libraire.
J
Lecture remise quand j'aurai retrouvé la forme olympique qu'elle requiert ! Les deux premiers romans de J.B. Del Amo - Une éducation libertine en 2008, Prix Goncourt du 1er roman en 2009, Le sel en 2010 étaient déjà très prometteurs. Avec Pornographia en 2013, l'auteur s'affirme, ose et plonge le lecteur dans les bas-fonds de La Havane le "roulant" sans restriction dans la fange du milieu de la<br /> prostitution.( La promesse des mots, article du 5 mai 2013 ) . Dans les extraits de Règne animal que j'ai lus, j'ai retrouvé la beauté de l'écriture, son intensité descriptive et la performance de mettre de la poésie là où on serait sensé ne pas la trouver. Pas question de laisser passer !
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N
Effectivement, il faut être en forme pour le lire... J'avoue que c'est mon premier Del Amo et que je ne regrette pas d'avoir fait connaissance avec son écriture belle et intense qui donne envie de continuer un bout de chemin ensemble. J'ai été la première surprise de l'aimer autant ce livre.
Z
Ta dernière phrase achève de me convaincre. J'espère que la bibli départementale l'achètera
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N
J'espère aussi, car c'est un livre qui mérite d'être lu par le plus grand nombre même s'il n'est pas à la portée de tout le monde.
P
Tu achèves de me convaincre avec ta chronique. Mon épouse m'avait parlé de ce livre en mentionnant la sélection Goncourt (dommage qu'il ne soit finalement pas retenu), je le note avec intérêt dans ma liste. Je garde toujours en tête le très beau roman de Vincent Message. Quelle bonne libraire tu as :-)
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N
J'espère qu'il te plaira car en effet c'est une lecture passionnante, remuante certes et pas toujours facile mais que l'on est content d'avoir faite à la fin. Très différent du Vincent Message mais tout aussi fort dans sa portée.
C
Je rejoins Keisha .
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N
Eh oui, malheureusement ;-) ... mais on se retrouvera, j'en suis sûre.
N
Malgré ton bel enthousiasme je ne crois pas que ce roman soit fait pour moi...
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N
C'est vrai qu'il est très segmentant, la rencontre ne se fait pas forcément.
J
Pas certaine de supporter... Je passe...
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N
C'est vrai, il faut avoir le coeur bien accroché ;-)