Règne animal - Jean-Baptiste Del Amo
Mais quel livre !... Il continue à résonner en moi depuis des jours, malgré l'enchaînement d'autres lectures. Je n'arrive pas à pardonner aux jurés du Goncourt de l'avoir écarté de la sélection finale. Une telle écriture. Un propos si fort... Certes, il est dur (mais franchement, ces gens ont couronné Les Bienveillantes qui ne l'était pas moins), certes il mène parfois jusqu'à la nausée... et alors ? La littérature c'est ça aussi. Faire mal, confronter l'homme aux horreurs qu'il commet tous les jours, le bousculer pour tenter de le changer peut-être. Et lorsque c'est fait avec une telle plume, un tel talent, une telle force, comment ne pas être complètement remué ?
Heureusement, l'une de mes libraires préférées a insisté pour que je le lise parce que j'étais comme beaucoup, cette histoire d'une exploitation familiale d'élevage porcin qui s'étend sur l'ensemble du 20ème siècle... comment dire, ça ne m'attirait pas du tout. Mais cette jeune femme avait été la première à me parler du génial Défaite des maîtres et possesseurs alors, je lui ai fait confiance. Je crois que désormais ma confiance lui est définitivement acquise !
Il y a deux temps distincts dans le livre, le début puis la fin du siècle. Le début puis la fin de la lignée. La première partie est époustouflante dans sa façon de dire le temps qui passe lentement, au rythme de la nature, par la grâce de l'observation d'Eleonore, l'enfant qui, quatre-vingts ans plus tard, devenue une matriarche fatiguée observera sa famille sombrer avec tout ce qu'elle a créé et finalement détruit à force de recherche de la productivité à tout prix. Cette première partie raconte la campagne dans toute sa pauvreté, l'enfance d'Eleonore auprès d'un père malade qui continue à se tuer à la tâche et d'une mère rude et sèche, dénuée d'affection, que l'on ne désigne que par le terme de génitrice puis de veuve lorsque le père finit par mourir. Il y a des pages sublimes qui englobent les animaux et les hommes dans un même opéra tragique, d'une violence dont la plume de Jean-Baptiste Del Amo parvient à tirer une extrême poésie. Puis vient la guerre, qui vide les campagnes de ses paysans et bientôt de ses animaux pour nourrir les troupes (terribles scènes qui racontent le destin de ces pauvres bêtes menées en wagons... et qui en rappellent d'autres quelques décennies plus tard lorsque les bêtes seront remplacées par des hommes). La guerre qui ne rendra les hommes que très cabossés voire défigurés, à l'image de Marcel, l'unique perspective d'Eleonore, son futur mari.
« Ils savent qu’il faudra tuer, ils savent, c’est un fait acquis, une certitude, une vérité, la raison même, il faut tuer à la guerre, sinon quoi d’autre ? Ils ont enfoncé des lames dans le cou des porcs et dans l’orbite des lapins. Ils ont tiré la biche, le sanglier. Ils ont noyé les chiots et égorgé le mouton. Ils ont piégé le renard, empoisonné les rats, ils ont décapité l’oie, le canard, la poule. Ils ont vu tuer depuis leur naissance. Ils ont regardé les pères et les mères ôter la vie aux bêtes. Ils ont appris les gestes, ils les ont reproduits. Ils ont tué à leur tour le lièvre, le coq, la vache, le goret, le pigeon. Ils ont fait couler le sang, l’ont parfois bu. Ils en connaissent l’odeur et le goût. Mais un Boche ? Comment ça se tue un Boche ? Et est-ce que ça ne fera pas d’eux des assassins bien que ce soit la guerre ? »
Plus tard, dans les années 80, la petite ferme est devenue une exploitation gigantesque et la famille exclusivement tournée vers la porcherie. Cette porcherie qui imprègne autant les idées et les caractères que son odeur s'incruste dans les peaux, les vêtements et même les habitations. Une exploitation dirigée par Joël et Serge les petit-fils d'Eleonore, formatés à la dure par leur père Henri, lui-même héritier de la violence de Marcel et de ses fantômes glanés à la guerre. L'un tient par la boisson, l'autre par l'emprise morale que son père exerce encore sur lui. Et le drame se profile, peu à peu, parce que rien, forcément ne peut sortir de bien d'un tel comportement... "La porcherie comme berceau de leur barbarie et de celle du monde".
"Ils ont modelé les porcs selon leur bon vouloir, ils ont usiné des bêtes débiles, à la croissance extraordinaire, aux carcasses monstrueuses, ne produisant presque plus de graisse mais du muscle. Ils ont fabriqué des êtres énormes et fragiles à la fois, et qui n'ont même pas de vie sinon les cent quatre-vingt-deux jours passés à végéter dans la pénombre de la porcherie, un coeur et des poumons dans le seul but de battre et d'oxygéner leur sang afin de produire toujours plus de viande maigre propre à la consommation."
Bien sûr, après une telle lecture, impossible de regarder une tranche de jambon comme avant. Mais réduire ce livre à une diatribe contre l'élevage intensif serait dommage. C'est une véritable oeuvre littéraire, qui prend le temps d'observer et de parler de la vie, par l'intermédiaire du regard des enfants (le jeune Jérôme prend le relais dans la seconde moitié du livre et déambule sur ces mêmes terres qui accueillaient les promenades de la petite Eleonore, son arrière-grand-mère). Aucun temps mort malgré cette unité de lieu. Et si parfois le récit nous prend aux tripes, il reste étrangement beau.
Une écriture charnelle, belle, forte, qui fait jaillir les images (terriblement crues), un style magnifique. Ce livre ne ressemble à aucun autre, vraiment, il faut le lire.
"Règne animal" - Jean-Baptiste Del Amo - Gallimard - 424 pages
Laure est également très enthousiaste ; des avis très contrastés mais très intéressants de la part des journalistes littéraires et des blogueurs à découvrir via onlalu et Bibliosurf