La terre qui les sépare - Hisham Matar
"Le pays qui sépare les pères des fils a désorienté plus d'un voyageur. Il est très facile de s'y perdre. Télémaque, Edgar, Hamlet et d'autres fils innombrables, dont le drame intime égrène les heures de silence, ont vogué si loin et parcouru de si longues distances entre le passé et le présent qu'ils semblent pour toujours à la dérive".
Que dire alors de celui qui sépare Hisham Matar de son père, disparu sans laisser de trace dans les geôles libyennes de Kadhafi ? C'est sur cette route entre passé et présent que l'auteur nous invite à cheminer à ses côtés à travers ce récit qui mêle enquête, observation et méditation. Auteur de deux romans, Hisham Matar se présente lui-même comme un auteur de fiction. Mais la nécessité de ce récit s'est imposée alors qu'il faisait pour la première fois en trente ans le voyage vers sa terre d'origine, la Libye. C'était en 2011 après la chute de la dictature. L'auteur a tenu un journal de bord afin de tenter de garder ses sentiments à distance et ce n'est que plusieurs mois après son retour à Londres que ce journal a servi de déclencheur à l'écriture de ce livre.
Fil conducteur du récit, la figure de ce père "à la fois vivant et mort. Je ne possède pas de grammaire pour lui. Il est dans le passé, le présent et le futur". Opposant politique au régime de Kadhafi, réfugié en Egypte avec sa famille, Jaballa Matar est enlevé avec la complicité du gouvernement égyptien et jeté en prison en Libye. Très vite, les nouvelles se font rares puis cessent. Après la révolution et la libération de milliers de prisonniers, la famille Matar se trouve confrontée au vide. Jaballa n'est sur aucune liste, de morts ou de rescapés. Le chemin que choisit Hisham Matar, cette quête autour du père passe par une plongée dans l'histoire d'un pays aux nombreux silences (dont la période de colonisation italienne) qui sont autant de traumatismes intimement liés à l'histoire de sa famille.
Hisham Matar est un fantastique écrivain qui livre ici un récit à la fois émouvant, percutant et poétique. Il ne cherche ni à convaincre ni à figer des faits dans le marbre. Il observe et tente de restituer au mieux les sensations et les sentiments par lesquels il passe, de rendre compte de la réalité d'un pays, avec ses failles et ses blessures. Il s'aide pour cela des références littéraires qui ont guidé sa vie, et de son oeil d'architecte habitué à regarder vraiment, ce qui nous vaut de très belles pages sur les paysages et les habitations qu'il traverse en Libye. Quant à l'émotion, elle vous surprend régulièrement au détour d'une page, sans crier gare.
La terre qui les sépare est de ces livres qui vous enrichissent en s'emparant autant de votre intellect que de vos sens. Utile et beau. Intelligent et sensible.
"La terre qui les sépare" - Hisham Matar - Gallimard - 330 pages (merveilleusement traduit de l'anglais par Agnès Desarthe)
Un énorme merci aux Editions Gallimard et à Babelio pour cette opération qui m'a permis de découvrir un bel écrivain et une belle personne. Je suis encore sous le charme de la rencontre d'hier soir, passée bien trop vite par rapport à la densité du propos et aux multiples questions que nous aurions tous aimé pouvoir poser. Un moment rare.