Jessie Burton, Antonio Moresco : rencontres précieuses, moments rares
Il y a des jours où l'on a particulièrement conscience d'être privilégié de pouvoir vivre des moments spéciaux, intenses. Comme je n'ai pas le temps de tout faire, j'ai choisi cette semaine de déserter les allées encombrées de Livre Paris et de leur préférer des terrains plus intimes. Il y eut tout d'abord ce merveilleux petit-déjeuner organisé par les éditions Stock dimanche pour présenter quelques nouveautés aux blogueurs, dont le dernier roman de Sofi Oksanen, Norma, dans lequel je ne vais pas tarder à me plonger ainsi que le prochain livre de Nathalie Rykiel venue en personne et avec émotion nous en livrer le sujet, sa mère Sonia. Il fut également question du très chouette roman d'Alexia Stresi, Looping dont j'ai déjà parlé ici. Un beau dimanche de printemps.
Et puis, mercredi, ce fut au tour de la rencontre avec Jessie Burton la talentueuse auteur de Miniaturiste présente à Paris pour la parution de son second roman, Les filles au lion. Si j'ai déjà eu l'occasion de venir plusieurs fois dans les locaux de Gallimard, croyez-moi, je suis loin d'être blasée. A chaque fois j'ai l'impression de pénétrer dans un lieu magique. Croiser Philippe Sollers devant le 5, rue Gaston Gallimard. Tomber nez à nez avec Jean-Christophe Rufin dans le hall. Non, non, ce n'est pas un rêve. Il faisait un temps sublime pour un 29 mars et nous nous sommes installés pour une fois dans le magnifique jardin. Le grand plaisir de ces rencontres organisées par Babelio tient au fait que l'auteur fait face à une trentaine de lecteurs qui ont déjà lu son ouvrage. La discussion devient donc très vite interactive et je pense que les auteurs apprécient ce climat à la fois passionné et sincèrement intéressé.
Nous en avons donc appris un peu plus sur le parcours de Jessie Burton, à peine 35 ans et déjà considérée comme une valeur sûre. Si elle a toujours écrit, et ce depuis l'âge de 5 ou 6 ans, elle n'a jamais vraiment envisagé d'en faire son métier. Non, elle voulait jouer la comédie, ou être vétérinaire ou bien tenir un pub. Ce fut la comédie. Jusqu'à l'âge de 28 ans où un creux dans sa carrière et un voyage à Amsterdam suffirent à la ramener à l'écriture avec le succès que l'on sait (cf Miniaturiste). Pour Les filles au lion, cette fois elle avait un contrat et a choisi de traiter les trois sujets qui la tentaient sans avoir à choisir : l'héritage du colonialisme britannique, la guerre civile espagnole et la pulsion artistique. De l'idée au résultat final, un peu plus de deux ans se sont écoulés. Dont l'année 2014, complètement dingue entre les sollicitations liées au succès de Miniaturiste et l'écriture du deuxième roman.
Je n'étais pas la seule à être impressionnée par les descriptions artistiques, notamment des tableaux qui, Jessie Burton nous l'a confirmé sont totalement nés de son imagination. Pour le personnage d'Olive, elle s'est inspirée d'une peintre portugaise et a trouvé l'idée du mythe de Santa Justa et Santa Rufina en cherchant l'inspiration au fil de Google... Une symbolique parfaite mêlant résistance aux diktats de la société, rébellion face aux idées reçues sur la place des femmes, jeu sur la dualité, bien en phase avec les thèmes qu'elle souhaitait développer.
Et bien sûr, nous avons pu aborder en détail le thème de la création, de la liberté de l'artiste et des choix qu'il peut consentir pour la conserver. Moment intense pendant lequel se dévoile un peu l'écrivain au travers de son oeuvre encore neuve mais déjà si riche. Jessie Burton est une jeune femme non seulement talentueuse mais éminemment sympathique et généreuse dans ses échanges. Grâce à elle, à l'organisation efficace et chaleureuse des éditions Gallimard et de Babelio, à ce décor chargé en rêves, ce fut une rencontre mémorable.
Changement de décor vendredi soir, direction la librairie Les mots et les choses à Boulogne-Billancourt où les propriétaires sont enfin récompensés de leur patience : Antonio Moresco arrive, après deux ans d'attente. Quelle chance qu'il ait justement choisi Boulogne ! C'est un écrivain rare mais également le parfait exemple de ce que peuvent accomplir les libraires lorsqu'ils décident de soutenir un auteur comme ils l'ont fait lors de la parution de La petite lumière il y a deux ans. Un bouche-à-oreilles fantastique a permis à de nombreux lecteurs (dont moi) de découvrir cette plume singulière, poétique et vraie.
Antonio Moresco est accompagné de son traducteur Laurent Lombard qui joue les interprètes et s'avère être totalement amoureux de la prose de l'auteur dont il a traduit les trois livres parus en France à ce jour ainsi que le premier tome d'une trilogie à venir. Ecouter parler Antonio Moresco est au-delà du passionnant. On est face à un écrivain qui livre une vraie réflexion sur ce qu'est à son avis le rôle d'un écrivain : poser des questions et ne surtout pas donner de réponses définitives ou statiques. Explorer les zones intermédiaires, dépasser le réel c'est trouver le terrain propice à la littérature. D'où ce flottement dans ses livres entre rêve et réalité, cette ambiance qui frôle le surnaturel. Pour l'auteur, s'interroger c'est continuer à explorer le monde. Ses livres sont une invitation à réfléchir pour le lecteur qu'il conçoit comme un élément actif de la lecture. Si vous l'avez déjà lu, vous voyez de quoi il s'agit.
Antonio Moresco choisit souvent de plonger ses héros dans une solitude voulue, un éloignement choisi. C'est une façon de faire le vide, condition sine qua non pour être capable de s'ouvrir à autre chose et à d'autres rencontres. Du coup, la démarche du lecteur est un peu identique. Ce qui lui a valu d'assister à quelques scènes mémorables lorsque, dans un colloque réunissant des psychanalystes, deux participants se sont écharpés pendant des heures sur les interprétations à donner à La petite lumière. Ou encore lorsque deux lectrices se sont violemment interpelées autour d'une scène de Fable d'amour au sujet de laquelle leurs avis divergeaient totalement. Les livres d'Antonio Moresco continuent à vivre en vous bien après que vous les ayez refermés.
Intéressant d'apprendre que chacun de ces trois livres est né d'après une situation de départ vécue par l'auteur qui a ensuite laissé libre cours à son imagination. La petite lumière a été écrite en quatorze jours, dans une sorte de transe comme entre veille et sommeil et l'auteur ne garde aucun souvenir du processus d'écriture. Il continue, livre après livre d'explorer des zones inconnues, de s'éloigner du réel, d'allumer des petites flammes qui n'éclairent que le pas suivant laissant l'imagination tracer son chemin et inventer la suite.
C'est bien simple, personne n'avait envie de s'en aller. Antonio Moresco est un personnage totalement fascinant et le couple qu'il forme avec son traducteur ajoute au charme du tableau. Quand on pense que pendant quinze ans, personne n'a accepté de le publier... J'ai encore des étoiles plein les yeux en repensant à ce moment magique et unique. Et l'envie folle de me plonger dans les ouvrages que je n'ai pas encore lus.
Rencontre précieuse. Moment rare.