Le tour du monde du roi Zibeline - Jean-Christophe Rufin
Ceux qui me suivent savent qu'entre Jean-Christophe Rufin et moi, c'est du sérieux. Alors son nouveau roman, j'ai certainement été la première à l'acheter et je l'ai croqué tout cru sans même lui laisser le temps de s'habituer à sa nouvelle demeure. Il faut dire qu'on est dans la veine que je préfère chez lui, le roman historique assaisonné d'une dose d'aventures et du regard à la fois curieux, admiratif et bienveillant que l'auteur porte sur les explorateurs, les défricheurs, ceux qui n'hésitent pas à faire du monde entier un terrain de découverte et d'enrichissement culturel.
On retrouve ici les thèmes déjà mis en avant avec bonheur dans Rouge Brésil, L'Abyssin et même Le Grand Coeur. L'ouverture sur le monde, l'opposition entre volonté d'asservir ou de coloniser et celle de comprendre et respecter l'autre, tout ceci porté par un personnage fort et une figure féminine bien décidée à casser les codes et dépasser le rôle que l'on voudrait lui assigner. Car la mondialisation vue par Jean-Christophe Rufin est synonyme de promesses, d'apprentissages, d'enrichissement intellectuel et d'émancipation. A condition d'être curieux de l'autre et de ne pas le mépriser ou vouloir l'asservir.
A partir de la biographie d'Auguste Benjowski, le voyageur le plus célèbre du 18ème siècle, l'auteur bâtit un roman d'aventures à la langue délicieusement classique et aux ressorts narratifs qui tiennent de la grande tradition des conteurs dont la plus célèbre d'entre eux demeure Shéhérazade. Il imagine la rencontre entre Benjamin Franklin alors vieillissant et condamné à voir défiler chaque jour nombre de solliciteurs dans sa demeure de Philadelphie, et Auguste accompagné de sa femme Aphanasie. Le vieil homme, auréolé de sa contribution à la rédaction de la constitution des jeunes Etats-Unis est intrigué par ce couple dont le parcours est pour le moins inhabituel. Auguste est né en Hongrie, a rencontré sa femme en Sibérie, parcouru les mers et les terres australes avant d'être nommé roi de Madagascar. Subjugué, Franklin écoute pendant plusieurs jours les voix d'Aphanasie et d'Auguste alterner le récit de leur vie mouvementée avant d'en venir au motif de leur visite.
Et forcément, le lecteur est tout autant subjugué, passant d'une région du monde à une autre en plusieurs années (pas d'avion au 18ème siècle, et encore moins de moteurs sur les bateaux...) et revisitant une époque où le monde était encore à découvrir. Fort de l'enseignement de son précepteur français, riche des idées de Voltaire, Diderot et Rousseau, Auguste développe ses contacts et pose des jalons dans de nombreux endroits du monde avec l'espoir de créer des relations commerciales et diplomatiques. Mais c'est oublier un peu vite que les desseins des Etats qui pilotent ces expéditions ne sont ni pacifiques ni dénués d'arrière-pensées.
"Cette ignorance lettrée me fit faire en moi-même maintes réflexions : je pensais à Bachelet qui insistait sur la relativité de notre savoir et la nécessité, pour parler du monde, de le connaître. Ce roi si assuré sans doute dans ses jugements ne commettait-il pas les mêmes erreurs que nombre de nos philosophes qui dissertent sur le monde sans avoir vu autre chose que leur voisinage ?"
Des attitudes et des questionnements qui font écho à ceux qui persistent de nos jours et mettent en avant des approches éminemment différentes sur nos façons d'appartenir au monde.
Mais ce roman est aussi une très belle histoire d'amour (il est vrai que Jean-Christophe Rufin conçoit rarement ses histoires sans apporter à son héros les ressources d'une femme hors du commun) entre Auguste et Aphanasie qui bravent toutes les convenances pour être en accord avec leurs valeurs et la façon dont ils conçoivent leur amour.
Encore une fois, le cocktail est bien dosé et convaincant. A partir d'une base documentaire solide, les ingrédients romanesques emportent le morceau et font du couple formé par Aphanasie et Auguste des héros aussi attachants qu'inspirants, portés par le souffle de l'aventure.
Alors ? Vous embarquez ?
"Le tour du monde du roi Zibeline" - Jean-Christophe Rufin - Gallimard - 376 pages