Les enfants de Venise - Luca Di Fulvio
Autant annoncer la couleur tout de suite, une nouvelle fois, Luca Di Fulvio m'a scotchée. Après Le gang des rêves, je me disais qu'il n'allait pas réussir à me faire deux fois le même coup. Eh bien si. Huit cents pages avalées en trois jours et encore, parce que Wimbledon oblige, j'ai dû faire des pauses pour admirer le maestro Federer. Il doit avoir une recette secrète pour parvenir ainsi à imprimer sa patte sans pour autant refaire le même livre, même si l'on retrouve quelques ingrédients communs comme cette facilité à se glisser dans la peau de jeunes héros à peine adolescents mais déjà muris par les épreuves de la vie.
"Il pouvait survivre dans une fosse d'égout à Rome et dans une cité aussi mystérieuse que Venise, il était capable de monter des arnaques, de se servir d'un couteau, de vider les poches de n'importe qui sans se faire prendre, de mélanger la chaux vive à la terre pour recouvrir les morts ; il s'était battu avec des hommes deux fois plus grands que lui, il avait tué un marchand, tenu tête à Scavamorto et fait la conquête d'un criminel comme Scarabello. Il savait tout de la vie. Mais il ne savait rien de l'amour."
Cette fois-ci nous sommes à Venise au 16ème siècle. L'Amérique du Gang des rêves n'est encore qu'un mirage pour beaucoup, un "nouveau monde" tout juste découvert par Christophe Colomb, synonyme de promesses encore bien vagues pour certains marins qui rêvent de le rejoindre sans aucune garantie d'y parvenir. Pour l'heure, Venise fait figure de liberté et de tolérance, rare cité où les Juifs peuvent résider en paix. Certes coiffés d'un bonnet jaune, mais enfin, par rapport aux brimades et aux interdictions d'autres endroits du monde, c'est presque le paradis. Voilà pourquoi Isacco da Negroponte et sa fille Giuditta (Isaac et Judith) choisissent de s'y établir. Au même moment, Mercurio, Benedetta et Zolfo, trois enfants des rues vivant d'escroqueries et de vols, obligés de fuir Rome choisissent également la cité lacustre pour démarrer une nouvelle vie. Mercurio est un orphelin abandonné qui n'a jamais connu la tendresse d'un foyer. Au contraire, la violence, les brimades de l'orphelinat puis la coupe d'un exploiteur qui l'a transformé en as du brigandage. La mère de Giuditta est morte en la mettant au monde et la jeune fille se contente d'une relation distante avec un père faux médecin et véritable escroc en plein repentir. La rencontre de Mercurio et de Giuditta fait des étincelles. Coup de foudre. Et début des problèmes...
Luca Di Fulvio nous entraîne dans une saga haletante qui emprunte autant à l'univers de Dumas qu'à la Comedia del Arte. Les figures de Scavamorto, le romain et de Scarabello, le vénitien, les deux chefs de bande régionaux sont superbes dans leur genre. Le talent de comédien de Mercurio, passé maître dans l'art du déguisement apporte la touche théâtrale si typiquement italienne. Quelques trouvailles géniales comme celle de l'invention du prêt à porter apportent un relief bénéfique, une petite dose de magie. On se bat, les menaces sont permanentes, la jalousie peut tuer et, comme toujours, les puissants semblent mener la danse.
"La vérité n'a pas la moindre importance. Ce qui compte, c'est ce que l'on affirme, en dépit même de l'évidence (...). Rappelle-toi : dans notre monde, la vérité est celle qu'écrivent les puissants. En soi, elle n'existe pas."
L'auteur parvient à insérer son intrigue dans un décor rendu particulièrement vivant et un contexte propice à la dramaturgie. On visite l'Arsenal, véritable petite ville dans la cité où se construisent les plus beaux bateaux synonymes de conquêtes et de puissance. On atteint la périphérie de Venise, ses taudis et ses miséreux qui se tassent dans la puanteur des déchets et des excréments. On découvre le Castellitto, quartier des prostituées qu'un mystérieux "mal français" décime. On traverse le coeur de Venise, le marché du Rialto où tout se négocie. Et l'on plonge dans l'atmosphère de l'Inquisition, avec la pression permanente de l'Eglise ; on assiste aux provocations de quelques extrémistes qui aboutissent à la création du Ghetto où les Juifs seront finalement assignés à résidence.
Les obstacles à franchir sont nombreux pour Mercurio et Giuditta. Heureusement pour eux quelques figures lumineuses jalonnent leur parcours, comme celle d'Anna di Mercato, du vieux marin Zuan ou du capitaine Lanzafame. Si Les enfants de Venise est un roman d'apprentissage, c'est bien de sentiments dont il s'agit. Trouver l'amitié, rencontrer l'amour, accepter la tendresse. Et surtout, se battre pour gagner sa liberté.
J'ai cru comprendre que Le gang des rêves et Les enfants de Venise appartiennent à une trilogie qui regroupe des histoires différentes mais dans une veine proche. Alors vous savez quoi ? Vivement le troisième !
En attendant, ne cherchez plus votre pavé de l'été : vous l'avez !
"Les enfants de Venise" - Luca Di Fulvio - Slatkine & Cie - 798 pages (traduit de l'italien par Françoise Brun)