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Jour de chance (une nouvelle, par moi-même)

13 Octobre 2017 , Rédigé par Nicole Grundlinger Publié dans #Parfois j'écris aussi...

Mon premier ticket à gratter c’est ma nourrice qui me l’a donné. J’avais dix ans et, chaque fin de journée, ma petite sœur et moi attendions auprès d’elle que notre mère nous récupère en rentrant du travail. Elle habitait la même résidence que nous et pourtant, chez elle, c’était un autre monde.

Ma nourrice était une dame très imposante, au buste accueillant et aux mains caressantes, toujours entre deux régimes qu’elle commençait mais ne terminait jamais, soupirant en tournant les pages des magazines people devant les belles tenues dans lesquelles elle ne rentrerait jamais. Reprenant une madeleine encore chaude pour se réconforter. Mais ce qu’elle aimait par-dessus tout c’était croire qu’un jour, le gros lot l’aiderait à changer de vie.

Ses compagnons de jeu défilaient autour de la grande table de la salle à manger où se tenaient de drôles de conciliabules. Il y était question de chevaux, de lourdeur du terrain et d’ordre d’arrivée, de statistiques sur les boules du loto qui sortaient le plus souvent mais également d’horoscopes et de position de la lune. La table en formica disparaissait entièrement sous les journaux et les listings tandis que des calculs très savants étaient effectués par ma nourrice également préposée à la calculatrice.

Jour de chance   (une nouvelle, par moi-même)

La femme du pharmacien venait le mardi, pour le tiercé, avec Monsieur Paul, le retraité du rez de chaussée. Son haleine embaumait la menthe à cause des pastilles qu’elle portait sans arrêt à sa bouche et dont elle ne manquait pas de m’offrir une petite boîte chaque semaine. Le mercredi, c’était le tour des « fous du loto » comme je les avais surnommés. Il y avait Lucie, sa tignasse rousse et ses yeux très noirs qui me faisaient peur, Charles, l’ingénieur en recherche d’emploi qui venait en cachette de sa femme et évitait de s’approcher des fenêtres pour ne pas risquer d’être vu et puis Momo, l’épicier du coin de la rue qui confiait la boutique à son cousin pendant une vingtaine de minutes.

Les autres jours, on grattait.

Ma nourrice sortait le ticket de son sac à main ou d’une poche de manteau, le posait sur la table avec délicatesse, le caressait en marmonnant des paroles incompréhensibles que j’imaginais être des prières ; elle choisissait avec soin une pièce dans son porte-monnaie, la portait à ses lèvres pour la réchauffer à son souffle, comme si elle lui transmettait un pouvoir magique. Et puis elle grattait frénétiquement l’emplacement qui promettait fortune et bonheur.

La plupart du temps, le silence suivait. Un gros blanc empli d’une déception perceptible dans chaque recoin de la pièce. Parfois, un léger sourire adoucissait sa figure ronde et lisse. Quelques dizaines d’euro venaient récompenser sa ferveur. Le dieu du jeu daignait rendre un peu du culte qu’on lui vouait.

J’étais fascinée par le spectacle des émotions qui s’affichaient sur ce visage habituellement figé par l’empâtement. Lorsque l’espoir faisait briller ses yeux, rosissait ses joues et humectait ses lèvres, je la trouvais belle. Comme les madones peintes dans les églises que ma mère me forçait à visiter pendant les vacances. Et j’observais avec horreur et dégoût ses traits se défaire, un pli amer se creuser près de sa bouche lorsqu’il lui fallait sortir de son rêve et revenir sur terre.

 

Un jour, pour mon anniversaire, elle m’offrit une pochette contenant trois tickets à gratter. Sur le premier apparaissait mon signe du zodiaque, le second représentait un chaton aux superbes yeux bleus, le troisième était un jeu de morpion. Partout, des cases à gratter. Je la remerciai mais j’attendis d’être rentrée chez moi pour agir. Ce drôle de cadeau me laissait perplexe car, après tout, si aucune somme ne s’affichait, je me serais bien fait avoir. Réflexion qui amusa beaucoup ma mère. Elle se mit en devoir de m’expliquer que tout l’intérêt de ce cadeau résidait dans l’espoir suscité, dans la machine à rêves qu’il mettait inévitablement en branle…

Effectivement, depuis que les tickets étaient rangés dans la poche arrière de mon jean, mon imagination débordait. Les montants de gains promis sur chaque ticket dépassaient largement ce qu’il m’était possible de concevoir. Je recevais 5 euro d’argent de poche chaque semaine et parfois, mon grand-père me glissait un billet de 20 euro en me recommandant de le dépenser de la manière intelligente qui me ferait le plus plaisir. Formule compliquée dont je n’avais pas résolu le mystère ce qui aboutissait à l’empilement des billets de 20 euro dans une vieille boîte à sablés, cachée dans mon armoire. Je connaissais le prix d’un sachet de fraises tagada, d’un croissant aux amandes et du magazine « Barbie et moi ». Pour le reste, c’était flou. Alors 20 000 ou 100 000 euro ! Avec ça il me semblait que le monde pouvait m’appartenir.

 

J’ai pris l’habitude de consacrer une partie de mon argent de poche au jeu. En cachette. Je ne jouais pas gros, mais je jouais seule, à l’abri des regards et des questions. La plupart du temps au loto, toujours les mêmes numéros, choisis avec soin, une fois pour toutes. Parfois, si j’avais reçu un signe, un ticket à gratter ou une grille de loto inédite avec des numéros tout neufs. Le signe, ça pouvait être n’importe quoi. Une note exceptionnelle (ma récompense ?) ou au contraire catastrophique (casser la malédiction ?), un chagrin, une colère, une révolte… Je misais très peu, même après que mes moyens se sont accrus. Mon argent de poche augmentait régulièrement, pas mes mises. A peine quelques extra supplémentaires pour fêter chaque nouveau palier. Non, ce qui me plaisait, c’était l’attente, cette bulle magique, ce moment de grâce pendant lequel tout semblait possible. Entre la validation et le tirage. Entre l’achat du ticket et la révélation sous la pièce de monnaie. J’aimais les sentir dans ma poche, imaginer comment je sauterais de joie lorsque je découvrirais le gros lot et que le monde s’offrirait à moi. J’avais décidé que je ne dirais rien à personne. Je disparaîtrais et je jouerais les bienfaitrices mystérieuses. Mes parents et ma sœur recevraient des cadeaux tombés du ciel. Je pourrais vivre où je le souhaiterais, changer de lieu au gré de mes envies. Selon les années, je rêvais d’envoyer balader l’école / le lycée / mes parents / mon stage à la banque / Nicolas / mon boulot de cadre supérieur. Il me suffisait de sentir le ticket dans ma poche pour qu’un grand bol d’oxygène me réconforte et me rassure. Que la peur de l’échec s’envole. Parce que l’alternative était à portée de grattage ou de tirage.

Jusqu’à hier.

J’ai perdu mon ticket. En sortant de la banque. Financement refusé, création de ma petite entreprise reportée. J’ai immédiatement porté la main à ma poche, en quête du réconfort magique. Pas de ticket.

Mon rythme cardiaque s’est emballé, je me suis évanouie.

Et réveillée au milieu d’un rêve bien plus agréable que tous ceux qu’avait concoctés mon imagination fertile au cours de ces dernières années avec mes tickets de jeu. Un regard bleu azur pétillant d’intelligence, une fossette craquante au creux de la joue droite, des taches de rousseur… Et portant beau l’uniforme de pompier !

Et si c’était mon jour de chance ?

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M
Vraiment, j'adore!
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N
Je l'aime bien celle-là aussi :-)
C
Super ! Comme d'habitude !
Répondre
N
merci ! :-)