La petite danseuse de quatorze ans - Camille Laurens
"Qu'est ce qui compte le plus, la toile ou le modèle, l'art ou la nature ? L’œuvre nous console-t-elle de la vie ?" Passionnante question et point de départ de la minutieuse quête de Camille Laurens tombée en amour pour la fameuse sculpture de Degas et bien déterminée à retracer le parcours de la jeune fille qui à l'époque posa pour le peintre.
Avec cette enquête, l'auteur nous offre à la fois un éclairage passionnant sur l'histoire de cette œuvre d'art admirée dans le monde entier, le contexte de l'époque et les circonstances de sa réalisation mais également une réflexion intelligente sur le sens de l'art, les motivations de l'artiste et la façon dont le public le reçoit. Ce qui en fait une lecture à la fois plaisante et instructive.
On apprend ainsi que lors de sa première exposition au public, cette sculpture a suscité un tollé d'incompréhension voire de dégoût. Comme souvent en cette période charnière pour les mouvements artistique, la seconde moitié du 19ème siècle la nouveauté, la modernité dérangent et affolent. La matière première utilisée par Degas, les traits de la jeune fille, les vêtements qui habillent la statue, tout est sujet à controverse, à commentaires désagréables et à interprétations plus que douteuses. Matière fascinante pour Camille Laurens qui interroge ainsi les réelles motivations du peintre qui déclarait : "L'Art n'est pas ce que vous voyez mais ce que vous faites voir aux autres" et nous brosse le portrait d'un artiste volontiers provocateur mais pas forcément conscient de toutes les répercussions de ses actes.
Notamment sur la vie de la petite Marie Van Goethem, née dans une famille belge installée à Paris pour tenter de fuir la misère. Pour les fillettes pauvres de l'époque, entrer à l'Opéra de Paris en tant que petit rat permettait de se nourrir et, qui sait, en cas de talent de poursuivre une carrière de danseuse. Là aussi, l'éclairage apporté par Camille Laurens révèle toute l’ambiguïté et le sordide de la situation de ces filles, poussées par leurs mères jusqu'à ce que l'on peut qualifier de la prostitution ; comment qualifier autrement les habitudes des messieurs de la bonne société de s'offrir "leur danseuse" expression passée à la postérité mais dont on entrevoit ici toutes les réalités. Pour Marie, poser pour Degas est a priori une chance : elle est mieux payée pour un travail moins fastidieux. Mais qu'en a-t-il été réellement ? Pourquoi les traces de la jeune fille, renvoyée de l'Opéra à cause de ses absences trop fréquentes disparaissent-elles subitement ?
L'enquête de Camille Laurens est passionnante pour ce qu'elle dit de l'époque (et notamment le parallèle qu'elle ose entre le travail de ces petits rats et celui d'autres enfants, de nos jours) mais aussi pour l'humanité qu'elle redonne à celle qui n'est plus que La petite danseuse, une œuvre certes célèbre mais faite uniquement de résine et de tissu sur laquelle se posent des millions de paire d'yeux sans jamais songer au modèle qui lui a prêté ses traits. S'y ajoute une réelle émotion née de l'implication personnelle de l'auteure qui découvre au fil de ses recherches de plus en plus de liens entre Marie et elle.
J'ai pris beaucoup de plaisir à suivre le récit de Camille Laurens et j'avoue que cette lecture va certainement influer sur ma façon de regarder une œuvre d'art à l'avenir. Et pas seulement les petites danseuses.
"La petite danseuse de quatorze ans" - Camille Laurens - Stock - 174 pages