Courir - Jean Echenoz
Depuis que j'ai - tardivement - découvert l'écriture de Jean Echenoz, j'ai toujours un de ses livres en réserve, comme une bonne bouteille de vin dont l'idée est à elle seule toute une promesse. La visite de l'exposition qui lui est consacrée à la Bibliothèque du Centre Pompidou a précipité l'ouverture de celui-ci... Envie immédiate de retrouver ce rythme incomparable, ce mouvement si caractéristique (et parfaitement mis en scène dans l'expo d'ailleurs...), la précision horlogère de ses phrases... Alors, après la Grande Guerre, après Ravel, j'accepte avec délectation de suivre Jean Echenoz sur les traces de l'un des plus célèbres coureurs de fond, Émile Zatopek.
"Ce nom de Zatopek qui n'était rien, qui n'était rien qu'un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette d'huile Émile est fournie avec le moteur Zatopek."
Après ça vous voulez vraiment que je développe ? Quel meilleur personnage d'étude pour l'écrivain obsédé par le mouvement ? Quel meilleur sujet que ce mouvement individuel, cet homme qui court, qui se confond avec les mouvements plus violents de l'Histoire, particulièrement celle de la Tchécoslovaquie, envahie par les allemands puis les russes ? Est-ce parce que la Terre est ronde que l'on semble toujours, chez Echenoz, après une course folle, revenir à son point de départ ?
Je suis toujours autant impressionnée par la capacité de Jean Echenoz à raconter le monde en un minimum de phrases mais un maximum d'évocation. Un peu plus de cent pages sublimes pour la Grande Guerre ; ici en cent quarante pages ce sont des décennies de joug communiste qui prennent vie et s'incarnent dans la course infinie de cet anti-héros au style totalement improbable.
"Il y a des coureurs qui ont l'air de voler, d'autres qui ont l'air de danser, d'autres paraissent défiler, certains semblent avancer comme assis sur leurs jambes. Il y en a qui ont juste l'air d'aller le plus vite possible où on vient de les appeler. Émile, rien de tout cela. Émile, on dirait qu'il creuse ou qu'il se creuse. Loin des canons académiques et de tout souci d'élégance, Émile progresse de façon lourde, heurtée, torturée, tout en à-coups."
Quand Jean Echenoz s'empare d'un destin déjà particulièrement remarquable, c'est pour mieux le sublimer, par la magie d'une plume aussi aiguisée qu'un scalpel et aussi inventive que le couteau guidé par le sculpteur. Bref, il faut lire et relire Echenoz dont le regard éclaire le monde pour mieux nous l'offrir dans l'écrin d'une écriture subtile.
"Courir" - Jean Echenoz - Les éditions de minuit - 142 pages
L'exposition "Jean Echenoz, Roman, Rotor, Stator" à la Bibliothèque Publique d'Information du Centre Pompidou est en accès libre jusqu'au 5 mars 2018, tous les jours sauf le mardi.