Les Déraisons - Odile d'Oultremont
"À l'état pur, la déraison maintient en équilibre sur un fil invisible. Mieux, elle devient une arme d'une puissance inouïe".
Ce qui frappe dès les premières lignes de ce premier roman, c'est la langue. La façon d'assembler les mots, de jouer avec les couleurs, les qualificatifs de telle manière qu'ils éclairent soudain le propos d'une teinte nouvelle. Les mots sont ceux de la langue française, les mêmes que nous utilisons tous mais, alignés selon le tempo de la baguette gourmande et fantaisiste de l'auteure, ils jouent une partition totalement originale et font scintiller les phrases. Et l'on ne peut éviter les références. Les articles sont déjà nombreux qui parlent de Vian ou évoquent le Bojangles d'Olivier Bourdault. Certes, Adrien et Louise rappellent Colin et Chloé à certains égards mais on oublie très vite cette association d'idées initiale... Simplement parce qu'Odile d'Oultremont impose son propre univers, son propre tempo et une vision bien ancrée dans les problématiques du 21ème siècle.
La rencontre entre Adrien, le sage, le fils parfait, l'employé modèle d'Aqua Plus (société de gestion de l'eau potable) et Louise l'artiste fantasque était totalement improbable. Leur coup de foudre sur le tard, à l'aube de la quarantaine encore moins prévisible. Pourtant, Adrien n'a pas hésité une seconde à laisser Louise ébouriffer sa vie, la peindre de couleurs vives, la réenchanter chaque jour, la réinventer même... Jusqu'à ce que deux événements conjoints les mettent au défi de démontrer que l'imagination peut être un recours face au poids douloureux du réel. Adrien est mis au placard, exilé dans un bureau isolé aux confins d'un couloir où aucun des 2500 employés d'Aqua Plus ne met jamais les pieds. Au même moment, les médecins annoncent à Louise que sa toux persistante est la conséquence d'un cancer qui ronge ses poumons. Un cancer ? Voilà qui est nouveau se dit Louise, bien décidée à traiter la chose avec ses armes habituelles, la fantaisie, la bonne humeur, l'optimisme et l'inventivité. Adrien se fait fort de l'accompagner et, mieux encore de la devancer, faisant siennes toutes les ressources de Louise quitte à bousculer sa nature profonde. Ce qui le conduira dans la salle d'audiences du Tribunal où s'ouvre la première scène du livre...
Dans ce roman à la fois sensible et drôle, les couleurs semblent s'opposer à la grisaille ambiante. Adrien et Louise sont tout petits face à l'adversité. Lui fait face au rouleau compresseur du management d'entreprise qui a depuis longtemps oublié que dans Ressources Humaines il y a "humain" ; elle affronte avec courage l'injustice de la maladie qui frappe au hasard et pas toujours de la manière la plus pertinente. Ensemble, ils décident de jouer la lumière contre l'obscurité. Leur plein face au vide. Les déraisons face au leurre du raisonnable. En décalant la réalité, en sortant des rails, ils ouvrent la voie et pourraient bien donner à d'autres le courage de s'engager hors des chemins imposés et du prêt à penser.
On savoure cette langue tout au long du livre, on sourit des situations décalées qui se succèdent et on voudrait applaudir ces quelques figures presque anonymes qui résistent à la pression, au gris, aux normes pour imposer dans le calme et la tendresse, la permanence d'un arc-en-ciel au-dessus de leurs têtes. Il faut lire Les Déraisons, formidable ode au pouvoir de l'imaginaire, hommage à l'imagination qui rend la vie bien plus supportable.
"Les Déraisons" - Odile d'Oultremont - Les Editions de l'Observatoire - 222 pages
Sélection Hiver / Printemps 2018