L'art délicat de la nouvelle. Avec Gaëlle Pingault, Pascale Pujol et les éditions Quadrature
J'aime les nouvelles et je me désole que ce genre soit si sous-estimé en France contrairement aux pays anglo-saxons qui publient bien plus volontiers des textes courts, que ce soit dans des revues ou par l'intermédiaire de recueils d'auteurs célèbres ou inconnus. Récemment un petit article sur le sujet dans le magazine Lire faisait le même constat. Souvent, les éditeurs français "acceptent" le recueil de nouvelles d'un auteur déjà reconnu, presque pour lui faire plaisir, comptant sur sa notoriété pour faire oublier aux acheteurs qu'il ne s'agit "que" de textes courts et pas d'un "dieu" roman. J'adore lire des romans, autant les pavés qui m'embarquent au long court que des textes plus brefs, plus resserrés comme ces romans d'Echenoz qui font le tour du sujet en 100 pages sublimes. J'ai plus rarement un coup de cœur pour un recueil de nouvelles. Et c'est normal je crois. L'exercice est beaucoup plus difficile. Faire court mais clair, capter l'intérêt en quelques pages, planter un décor, faire jaillir de vrais personnages... voilà qui se révèle bien plus délicat qu'en ayant la possibilité de s'étaler sans compter ses mots.
J'ai déjà livré ici quelques-uns de mes coups de cœur et notamment pour deux recueils, très différents l'un de l'autre mais qui pour moi représentent l'excellence en la matière : celui d'Agnès Desarthe, Ce qui est arrivé aux Kempinsky et celui de Patrice Franceschi, Première personne du singulier. Deux univers, deux auteurs qui savent manier les mots et livrent des textes plus que parfaits.
Alors, quand j'ai découvert par hasard (grâce à ces deux auteures qui m'ont fait la gentillesse de m'envoyer leurs recueils) cette maison d'édition, Quadrature dédiée exclusivement au genre de la nouvelle, j'ai immédiatement été intéressée. Avant d'être séduite par les textes, mais surtout par le travail d'édition qui permet de livrer un vrai recueil, avec une unité voire un fil rouge et pas seulement une compilation de textes (ce que malheureusement les éditeurs traditionnels se contentent trop souvent de faire). Là, on a une vraie logique, à chaque fois.
Commençons par Sanguines de Pascale Pujol, dont le premier roman Petits plats de résistance paru en 2015 au Dilettante avait enchanté quelques-uns des premiers participants à l'aventure des 68 premières fois. L'auteure s'empare d'un thème tabou, caché, celui des menstruations et livre douze textes assez surprenants, n'hésitant pas à convoquer le surnaturel, les croyances ancestrales ou la magie. C'est parfois très cru, souvent étonnant lorsqu'on plonge dans des pratiques artistiques méconnues (mais qui a lu L'embaumeur d'Isabelle Duquesnoy ne sera pas dépaysé) dans la nouvelle intitulée Technique mixte qui m'a beaucoup plu. J'avoue me sentir plus à l'aise avec des textes plus "terre à terre" qu'avec ceux qui jouent sur l'occulte ; j'ai particulièrement goûté la réunion de cadres au sommet de celui intitulé La coupe est pleine, qui dessine avec une belle acuité la façon dont se prennent les décisions à la tête des grandes entreprises de biens de consommation. Quoi qu'il en soit, ces douze textes sont autant d'instants de vie pris sur le vif et rendus avec force et parfois une certaine malice.
Dans Avant de quitter la rame, Gaëlle Pingault (connue pour son premier roman Il n'y a pas Internet au paradis que je ne saurais trop vous conseiller) livre en quelques textes délicats toute l'étendue de son talent à ordonner les mots pour faire jaillir l'émotion. Un fil rouge intitulé Poésie urbaine se déroule en sept épisodes qui sont autant d'instants puissants et poignants, campés d'un trait alerte : deux jeunes femmes se croisent sans se connaître dans le métro parisien ; Alice et Nadya diffèrent par leurs milieux, leurs envies, leurs goûts. La première déteste les encarts de poésie placardés dans les rames bondées et mal odorantes tandis que pour la seconde, c'est une bouffée d'air pur qui l'aide à traverser des journées vides de sens et lui inspire aussi ses propres mots à coucher sur un papier. Une nouvelle différente vient ponctuer chacun des épisodes, comme une respiration. Six textes qui vous serrent le cœur d'une belle émotion en capturant des moments de vie où l'on est face à soi-même. Mention spéciale en ce qui me concerne pour La nuit je ne mens plus et Les premières framboises du jardin. Mais l'ensemble est une sorte de baume qui peut combler les trous à l'âme.
Oui, j'aime les nouvelles, les univers qu'elles nous invitent à explorer le temps d'un court moment et j'aimerais vraiment que ce genre soit plus souvent à l'honneur. En tout cas, avec les quatre recueils que j'ai cités dans ce billet, il y a de quoi en donner le goût à de nombreux lecteurs (et puis c'est tellement facile à picorer dans nos emplois du temps compliqués de citadins... un trajet en métro, une file d'attente...). A vous de jouer !
"Sanguines" - Pascale Pujol - Quadrature - 98 pages
"Avant de quitter la rame" - Gaëlle Pingault - Quadrature - 80 pages