Le choix (une nouvelle, par moi-même)
Aux abords du stade encore désert, Alex croyait percevoir les clameurs passées et les fantômes, célèbres ou anonymes, des héros d’un jour ou de toujours.
C’était son tour à présent.
Il accédait au tournoi de qualification de Roland Garros. Les « Qualifs ». Trois matchs pour s’ouvrir les portes du « grand tableau ». Trois victoires pour intégrer le groupe des cent vingt huit autorisés à en découdre jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un, à genoux, le visage dans les mains, fêté par des millions de téléspectateurs, immortalisé par les centaines de téléobjectifs pointés sur lui. Seize places seulement, les tickets seraient chers mais, depuis son plus jeune âge, Alex était habitué à se battre sur un court. Le tennis, c’était sa vie.
Des années à répéter ses gammes, inlassablement. Coup droit, revers, volée, smash… Mercredis et week-ends sur les tournois. Les « perfs », les classements, le giron fédéral, les blessures, les espoirs, les doutes. Son bac avait rassuré ses parents mais lui, ce qu’il voulait c’était gagner, devenir numéro un. Il pointait à la 163ème place au classement ATP, sa meilleure saison, et il ne comptait pas s’arrêter là.
Ce n’était pas sa première visite à Roland Garros qu’il fréquentait lors des rassemblements organisés par le Centre National d’Entraînement. Mais c’était la première en tant que joueur. Il connaissait le tournoi côté public, files d’attente interminables pour accéder aux courts, allées noires de monde, folklore people et commercial. Les places trop éloignées lorsque enfant il venait admirer ses idoles dans l’arène du court central. Quelle fête c’était alors de voir s’animer sous ses yeux les sujets des posters qui ornaient les murs de sa chambre !
En s’engageant dans le long couloir souterrain qui menait à l’espace des joueurs, il pensa à son père, mort subitement au début de l’année. Il aurait dû être avec lui. Celui qui lui avait transmis la passion du sport mais surtout ses valeurs. Le travail. Le respect. L’humilité. Il aurait adoré explorer les coulisses du tournoi, son accréditation autour du cou, libre de circuler selon ses vœux. Côtoyer les joueurs du monde entier, échanger avec leurs entraîneurs. Alex se sentait investi d’une mission, comme poussé par l’envie de faire honneur à la foi que son père avait toujours eue à son égard. Même s’il n’avait pas besoin de ça pour se motiver. Comme à chacune de son entrée sur un court, il se transformerait en gladiateur, avide de points gagnants, intraitable en défense, assoiffé d’attaques décisives. Fort d’une victoire en tournoi challenger, il se sentait en confiance. Tennis Magazine venait de publier un portrait de lui parmi une dizaine d’espoirs français. A dix-huit ans, son destin lui appartenait, à condition de faire ce qu’il fallait et de ne pas trop tarder.
Il accomplit les formalités administratives, prit possession de ses différents sésames. Vestiaires, casiers, restaurant des joueurs… Son premier match était programmé le lendemain vers midi. Il connaissait bien son adversaire, un allemand, la trentaine bien sonnée, autrefois membre du top 10. Un de ceux qui avaient connu les délices d’une organisation aux petits soins, la bousculade des sponsors… Alex se demandait s’il en serait là lui aussi dans quinze ans. Incapable de décrocher. Aussi accro qu’un drogué en quête de sa dose quotidienne. Ce match était typique de la dramaturgie des « Qualifs » où derrière les classements - au-delà de la centième place mondiale – se cachaient des histoires et des trajectoires terriblement différentes. De jeunes espoirs en pleine progression se mesuraient ainsi à leurs anciennes idoles encore prises par la passion du jeu malgré leur déclin progressif et inévitable. Des loups à la jeunesse insolente se voyaient parfois renvoyés à leurs chères études par un vétéran à la vélocité miraculeusement retrouvée. Un match est un match disait son père. Il faut le jouer pour avoir une chance de le gagner. N’écoute pas les pronostiqueurs, tu es le seul à en avoir la clé.
Son entraînement terminé, Alex regagna son hôtel situé dans une petite rue calme non loin de là. Tant qu’il gagnait, le tournoi prenait en charge son hébergement et ses repas. Appréciable car le décès de son père n’avait pas arrangé les finances de la famille et les primes des tournois challenger couvraient à peine ses frais. Un premier tour à Roland Garros lui assurerait un répit bienvenu… Mais il ne devait pas se laisser distraire par les considérations matérielles. Ce qui comptait, c’était de gagner des matchs.
Et il gagna. Son premier tour fut expédié en deux petits sets et un peu plus d’une heure de jeu. Il était dans une forme éblouissante, se déplaçait bien, anticipait parfaitement les coups de son adversaire totalement pris de vitesse. Lorsqu’ils se serrèrent la main, Alex pensait déjà à la rencontre suivante. Ce deuxième match lui demanda beaucoup plus d’efforts. Il eut affaire à l’un de ces argentins élevés sur la terre battue, infatigables lifteurs. Alex dut trouver des solutions pour écourter les échanges et ne pas laisser son adversaire l’entraîner dans des rallyes de fond de court interminables. Il prit la balle plus tôt, se rua au filet à chaque occasion et finit par étouffer l’argentin incapable de modifier sa tactique. 6-4 au troisième set, deux heures de jeu, un bon test sur cette surface loin d’être sa préférée.
Il n’était plus qu’à un match du grand tableau. Le temps sec, le soleil installé depuis plusieurs semaines à présent rendaient les terrains plus rapides, des conditions parfaites pour son jeu d’attaque. Son adversaire du dernier tour était un jeune espoir russe. Même profil, même âge, même trajectoire et un style de jeu assez proche. Alex s’attendait à une grosse bagarre entre deux morts de faim. La tête pleine des consignes de ses entraîneurs, il s’accorda un plat de pâtes dans une petite trattoria au pied de son hôtel. Il était à peine un peu plus de 20h lorsqu’il regagna sa chambre, pensant réviser sa tactique encore une petite heure avant l’extinction des feux.
C’est à ce moment que la mélodie de son téléphone retentit.
Au fur et à mesure de l’avancée de la conversation, le visage d’Alex se décomposait. Sonné, il s’affala dans un fauteuil, le téléphone pendant au bout de son bras.
On lui demandait de perdre. De se coucher. Il avait déjà entendu parler de ce genre de manoeuvres mais sans vraiment y croire. Le jeu, les paris. Les enjeux dépassaient de loin les simples primes de match ou les contrats de partenariat.
Alex se demanda s’il était le seul concerné sur les 32 joueurs encore en lice. On lui offrait 40 000 € c'est-à-dire plus que sa prime en cas de défaite au premier tour dans le grand tableau. Il avait la nuit pour réfléchir. Réfléchir ! Mais à quoi ? Au fait de devenir un tricheur ? De balayer en quelques minutes toutes les valeurs inculquées par son père ? La nuit pour réfléchir ! C’était déjà un bon moyen de compromettre ses chances, là au moins ils avaient réussi leur coup. Avec difficulté, il sombra dans un sommeil agité dont il émergea vers six heures le lendemain matin avec l’impression de ne pas avoir dormi.
Ils allaient le rappeler.
Un « oui » et ses problèmes financiers disparaîtraient pour un temps. Il était jeune, s’il continuait sur sa lancée, il n’aurait sans doute pas besoin de passer par les qualifications l’année prochaine. Mais il mettrait le doigt dans un engrenage destructeur. Pouvait-il être sûr qu’il n’y aurait qu’une fois ? Un « non » et cette histoire serait effacée. Il vivrait peut-être quelques années de galère mais il pourrait se regarder dans une glace. Le tennis était un combat. A chacun ses armes, techniques, tactiques, physiques, mentales… Mais si un biais pervers venait fausser l’explication sur le terrain, comment se comparer aux autres ? Comment faire confiance aux classements qui déterminaient la hiérarchie mondiale ?
Alex passait d’une hypothèse à l’autre, honteux d’accorder autant de temps à la réflexion. S’il pesait le pour et le contre, peut-être qu’il n’était pas si vertueux ? Son père lui manquait. Lui à ses côtés, personne n’aurait osé lui faire une telle proposition. On profitait de sa situation, on le sentait vulnérable. Et il l’était, la preuve. Pour gagner du temps, il éteignit son téléphone.
Une enveloppe l’attendait dans son armoire, au vestiaire. Une simple carte et quelques mots : « Notre proposition tient toujours, bon match. ». Ils étaient partout alors. Ils avaient accès au stade et une accréditation pour le vestiaire des joueurs. Alex sentait l’écoeurement le gagner et avec lui de violentes crampes d’estomac. Il se passa le visage sous l’eau fraîche et fit quelques exercices de respiration pour tenter de retrouver un peu de sérénité.
Son heure d’entraînement fut catastrophique, il ne sentait pas bien la balle, le bruit des frappes était discordant et pour couronner le tout ses jambes cotonneuses le mettaient en retard, en déséquilibre permanent. Rémi, son entraîneur s’affairait sur le court autour de lui, lui criait des conseils, tentait de le sortir de cette torpeur inhabituelle. « Que se passe-t-il Alex ? Je ne te reconnais pas » s’inquiéta-t-il. «Tu as une occasion en or… Pense à toutes ces années de travail ! Ce n’est pas le moment de flancher ! Donne tout ce que tu as dans le ventre, tu dois être prêt à mourir sur le court ! ».
Je sais, je sais, pensait Alex. L’important à la fin du match c’est de ne pas avoir de regrets, d’être sûr d’avoir tout tenté. C’est ce qui permet d’accepter les défaites et de les utiliser pour continuer à progresser. Combien de fois avait-il eu cet échange avec son père ? Respecter l’adversaire et se respecter soi-même. Ne jamais s’avouer vaincu.
Malgré l’entourage fédéral, le soutien de ses entraîneurs, Alex ressentit tout le poids de la solitude au moment de jouer l’un des matchs les plus importants de sa vie. Son père l’aurait gonflé à bloc. Il aurait trouvé les mots.
Son père était toujours présent dans ses pensées lorsqu’il entra sur le court n°17, tout au fond du stade. Les tribunes étaient déjà bien garnies. Les spectateurs se pressaient, ravis d’assister à du tennis de haut niveau, sur des terrains qui favorisaient la proximité avec les joueurs. La météo était de la partie, le rouge de la terre et le bleu du ciel composant un paysage unique qui aurait sûrement inspiré les Impressionnistes. Alex parcourut des yeux la foule joyeuse et colorée. Parmi elle se trouvaient le ou les hommes qui l’avaient contacté et qui observeraient son comportement sur le court. Le visage de son adversaire demeurait impassible, pas moyen de savoir s’il était au courant de quelque chose. Il capta le regard de son entraîneur en train de s’installer dans l’espace réservé à l’entourage des joueurs. Visage fermé, poing serré en signe d’encouragement, Rémi essayait de lui transmettre tout son influx.
Le premier set fut un cauchemar. Le russe réussissait tout ce qu’il entreprenait, attaques de fond de court, volées. Les points défilaient à toute allure et Alex semblait impuissant malgré un bon niveau de service qui lui permettait de garder tout juste la tête hors de l’eau. Il ne regardait même plus vers les tribunes, fuyait le soutien de son clan. Finir ce match, rentrer chez lui, se blottir dans son lit et ne plus en sortir. Au changement de côté, après la perte du premier set 6 jeux à 3, le jeune homme crut apercevoir un léger sourire flotter sur le visage de son adversaire. Ce fut rapide, fugace mais cela agit comme un électrochoc. Il sait, pensa Alex. Il croit que j’ai accepté de perdre ! La tête sous sa serviette, il bouillait intérieurement. Ah ce gringalet pensait avoir sa qualification en poche ? Et bien il faudrait qu’il la mérite sacrément ! Il allait devoir transpirer bien plus qu’au cours de ce premier set bâclé !
A l’entame du deuxième set, ce n’est plus tout à fait le même Alex qui se présenta sur le court, prêt à recevoir le service de son rival. Et à cinq jeux partout, le public comprit que le match était en train de basculer. Le russe faiblissait au service, Alex en profita sans tarder. Un retour bloqué de toute beauté lui offrit l’avantage avant de conclure la manche par un jeu blanc. 7-5. Un set partout. Rien n’était encore décidé. Le sourire avait disparu du visage toujours aussi impassible du russe. La fatigue creusait les traits des deux joueurs. Alex eut l’impression que son adversaire recherchait beaucoup plus le regard de ses proches, comme pour quémander des solutions.
Dans l’ultime set, le combat fut total. Sous un soleil de plomb, les deux joueurs se rendaient coup pour coup. Echanges intenses, frappes lourdes, suspense, un régal pour le public. Les tribunes débordaient, remplies au fur et à mesure par de nouveaux spectateurs attirés par les clameurs qui se propageaient dans les allées. Après deux heures et demi de jeu, l’égalité était parfaite. Le match allait se décider sur les quelques points du tie break. Les deux hommes retournèrent sur leurs bancs pour une dernière minute et demi de repos.
La tête enfouie sous une serviette, Alex s’appliqua à respirer. Il allait jouer sa vie à quitte ou double. S’il perdait, personne ne soupçonnerait qu’il avait donné le match. On dirait qu’il avait craqué au moment de conclure, qu’il avait encore des progrès à accomplir sur le plan mental. Il ne lui resterait qu’à oublier comment l’argent était arrivé sur son compte.
Il se redressa et regarda les tribunes, vibrantes d’excitation. Chants, cris, musique. L’ambiance était extraordinaire, à la hauteur du spectacle offert. Alex sentait la ferveur et l’espoir du public parisien, conscient de l’enjeu et venu l’encourager lui, comme tous ses compatriotes encore en lice. Au moment de reprendre place de son côté du terrain, Alex entendit scander son nom aux quatre coins des gradins. Il vit Rémi et plusieurs membres de la fédération, debout, poings serrés, criant leurs encouragements.
A cet instant il sut pourquoi il se trouvait là.
Dans les points qui suivirent, il mit le poids de ses années d’entraînement acharné, des longues heures de discussions tactiques passionnées avec son père et toutes ses tripes. La première balle de match fut la bonne, un service slicé qui déporta son adversaire à l’extérieur du court et lui permit de reprendre tranquillement la balle, à la volée, pour la déposer de l’autre côté du terrain. Il tomba à genoux, le visage dans les mains au moment où les spectateurs se levaient comme un seul homme, l’applaudissant longuement, criant et chantant. Ce n’était qu’une qualification mais le bonheur qui l’envahit était bien plus intense que ce qu’il imaginait, gamin, lorsqu’il se rêvait en vainqueur des plus grands tournois du circuit. Même s’il devait se contenter de lever les yeux vers le ciel plutôt que de serrer son père dans ses bras.
Il s’était battu, il avait vaincu.
Il n’était plus un enfant, il pouvait espérer devenir un champion.
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J'ai écrit ce texte il y a quelques années, inspirée par ma passion pour la dramaturgie de ces Qualifs, source d'émotions comme seul le sport peut en donner. En ce moment, j'y passe mes journées et je vibre toujours autant. Quant aux matchs truqués, ce type de proposition est malheureusement d'actualité et plusieurs enquêtes sont en cours.