Casse-gueule - Clarisse Gorokhoff
L'an dernier, un drôle de premier roman s'était inséré in extremis dans la sélection des 68 premières fois ; avec De la bombe, Clarisse Gorokhoff faisait alors une entrée fracassante sur la scène littéraire. Roman singulier, clivant, dont j'avais apprécié l'atmosphère, l'écriture et puis aussi le culot. Depuis, j'ai croisé l'auteure, une jeune femme à la gueule d'ange que l'on imagine mal tremper sa plume dans ce mélange de sensualité et de violence. Et pourtant... Avec ce deuxième opus (tout juste un an après, chapeau !) au titre tout aussi prometteur, elle persiste et signe. Le monde n'est pas un champ de roses et l'on a beau s'appeler Ava, les premiers rôles ont forcément un prix à payer.
Dans Casse-gueule, il est question du monde basé sur les apparences dans lequel nous vivons ; un monde où il faut être beau pour réussir (ou en tout cas ne pas échouer), un monde où l'on se met en scène par écrans interposés et photos retouchées, un monde où l'on guette les moindres défauts ou affaissements pour filer chez son chirurgien esthétique. Un monde où la barrière de l'apparence empêcherait de réellement connaître l'autre... Alors, le jour où la très jolie Ava est soudain défigurée lors d'une agression qui semble totalement gratuite, c'est pour elle une révélation. L'idée d'une nouvelle liberté, comme une renaissance, hors de cette enveloppe qui la contraint par son environnement et le regard des autres. Au grand dam de sa mère, elle refuse toute opération de reconstruction et décide de conserver sa gueule cassée et d'observer les nouveaux regards - fuyants, gênés, dégoûtés ou indifférents - qui se posent désormais sur elle ; et également de retrouver l'homme qui l'a volontairement défigurée pour tenter de comprendre. Elle va ainsi découvrir l'existence d'une mystérieuse organisation à laquelle appartient le Lazare en question...
"La beauté d'une femme n'est pas une substance, c'est une circonstance. Un frémissement - l'éclat de l'avenir en suspens. C'est d'ailleurs ce qui la distingue de celle des hommes. Il est beau quand son visage raconte enfin ce qu'il a vécu ; elle est belle tant que le sien murmure ce qu'elle s'apprête à vivre".
Baptisée Ava, Lauren, Grace par une mère obsédée par la beauté et la photogénie, pas étonnant que notre héroïne qui jusque-là s'est conformée en tous points aux diktats de l'apparence finisse par s'interroger sur la réalité des sentiments qu'on lui porte. Mais on peut faire confiance à Clarisse Gorokhoff pour ne choisir ni la facilité ni la fadeur. Elle préfère dynamiter les codes et renvoyer chacun à ses propres concessions au règne des like sur Facebook ou Instagram (d'ailleurs, les instagrameuses influentes, méfiez-vous de ce que vous publiez, ça pourrait être mal interprété...). Pas étonnant qu'Ava ait une passion pour les volcans...
"Le magma peut sortir en s'insinuant à travers les fractures vers la surface. Sans cela, il stagne, formant alors une chambre magmatique. Il peut y stagner des centaines de milliers d'années. Mais quand, d'étape en étape, il arrive en surface, le magma jaillit, de différentes façons..."
Comme dans son précédent roman, une question affleure : comment exister dans ce monde où une image chasse l'autre ? Comment vivre dans une réalité subjective voire mensongère où prime la recherche de la célébrité ? Quoi qu'il en soit, l'auteure n'a rien perdu de son culot et ça me plait. Son univers s'affirme, elle ne va encore pas plaire à tout le monde et c'est tant mieux. Le privilège de la (bonne) littérature.
"Casse-gueule" - Clarisse Gorokhoff - Gallimard - 226 pages
NB ; petit clin d'oeil amusant, une autre ex-68, Garance Meillon a publié son deuxième roman en mars, La douleur fantôme, avec une thématique d'inspiration proche mais bien sûr un traitement très différent. Les deux sont très intéressants à découvrir au point qu'une librairie les a récemment invitées à partager la scène lors d'une rencontre commune.