Cette nuit - Joachim Schnerf
J'ai l'impression que je vais encore me répéter mais chaque année je suis bluffée par les romans lauréats du Prix Orange ; ce ne sont presque jamais ceux dont les médias se sont emparés lors de la rentrée de janvier. L'an dernier je me suis régalée avec Avant que les ombres s'effacent et l'année précédente avec Défaite des maîtres et possesseurs. Deux romans exigeants, qui apportent chacun dans leur genre un éclairage bienvenu et de la matière à réflexion. Bonne surprise également cette année avec Cette nuit. Un roman atypique, une voix qui porte, une émotion forte, sincère, tout sauf fabriquée. Un auteur qui parvient, à partir de l'intime à toucher à l'universel.
Et puis franchement, cela faisait très longtemps que je n'avais pas rencontré l'humour juif sans le filtre de la traduction. C'est lui qui donne sa tonalité au livre, sa profondeur. Lui qui fait sourire en grinçant des dents, avec ce petit serrement au niveau du plexus. Car Salomon, le narrateur, n'est pas n'importe qui et cette nuit n'est pas n'importe laquelle. Salomon est l'un des très rares membres de sa famille à être revenu des camps d'extermination ; cette nuit est la première veille de Pessah qu'il s'apprête à passer sans Sarah, sa femme pendant soixante-dix ans, décédée quelques mois auparavant.
"... la soirée de Pessah est la nuit de la transmission aux plus jeunes, la nuit des interrogations. Celle de la découverte du deuil".
L'occasion de découvrir les détails et les rituels de cette fête juive qui prend cette nuit-là une importance toute particulière pour Salomon. Un retour sur sa vie, sur ses souvenirs. Lui dont l'humour et plus particulièrement les blagues concentrationnaires ont toujours fait bondir son entourage. Cette nuit, la famille sera réunie. Ses deux filles qui ne se parlent presque pas, Michèle et Denise, héritières d'une colère qui s'exprime de bien des façons ; ses deux gendres, l'un effacé pour contrebalancer la rage de sa femme, l'autre qui affiche la jovialité et la truculence séfarades. Et les petits enfants qui, par-delà les rituels, symbolisent l'avenir et l'espoir d'un Salomon qui voit la flamme qui l'animait s'éteindre peu à peu.
Les retours de Salomon sur sa vie racontent l'amour plein, inconditionnel et réciproque entre Sarah et lui. La reconstruction d'une nouvelle famille, sur du vide puisqu'il ne reste même pas d'image de ceux qui sont morts, pas d'album photo à feuilleter. Les traces, indélébiles qu'il faut pourtant écarter, pour avancer, pour donner priorité à la vie et pour continuer à transmettre. Il y a tout ça dans l'esprit de Salomon qui s'égare entre passé et présent, hésite à s'accrocher encore à la vie quand Sarah l'appelle de l'autre côté.
Dans ce roman, le plus important n'est pas dit et pourtant, il vous envahit, vous habite, vous serre la gorge. Laisse sa petite empreinte et l'impression d'avoir côtoyé une sorte de vérité qui n'apparaît que dans le questionnement incessant. Avec une belle sensibilité.
"Cette nuit" - Joachim Schnerf - Zulma - 144 pages
Je vous invite également à lire la belle chronique d'Amandine qui faisait partie du jury qui a couronné ce roman.