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La chance de leur vie - Agnès Desarthe

4 Septembre 2018 , Rédigé par Nicole Grundlinger Publié dans #Romans, #Coups de coeur

Le nouveau roman d'Agnès Desarthe est un petit bijou. Il offre une densité de saveurs qui ne peut que ravir les palais sensibles. On y retrouve la douce ironie de l'auteure, son goût pour les personnages décalés et la finesse de son sens de l'observation et de la dérision. Plus je lis Agnès Desarthe et plus j'apprécie ses écrits (l'écouter parler est également une expérience que je conseille à tous les amoureux de la littérature). Mais j'avoue avoir pris un plaisir particulier avec ce dernier opus qui joue sur toute la gamme des sentiments et provoque une rare palette de réactions chez le lecteur.

Parfois, ce roman évoque David Lodge, dans sa façon de scruter avec une férocité narquoise les relations entre les membres d'un campus universitaire. On pense à Changement de décor qui voyait deux universitaires, l'un anglais et l'autre américain échanger leurs postes pendant six mois. Notamment quand on se trouve dans l'avion qui, lors de la scène d'ouverture transporte Hector, sa femme Sylvie et leur fils Lester vers l'université de Caroline du Nord qui les accueille pour un semestre, on est tout à fait dans cette veine. Mais Agnès Desarthe est une auteure française et la comparaison s'arrête aux scènes de campus. S'il est bien question d'observation entre deux mondes, avec l'acuité et l'ironie qui caractérisent la romancière, c'est encore une fois une femme qui occupe le centre de l'histoire, et pas n'importe quelle femme.

Sylvie est un personnage étonnant, une femme au foyer qui s'applique à n'être rien car "être rien est un idéal qu'elle poursuit, son parcours s'inspire du non-agir, cela n'est pas le signe d'une défaillance, d'une situation humiliante, mais d'une éthique, un choix de vie". Elle s'est glissée avec joie dans son rôle de femme de puis de mère, et développe tranquillement une philosophie de vie pas forcément accessible à tout le monde. Pendant ce temps, Hector profite à plein de sa popularité inédite en tant que professeur émérite et surtout "français" avec tous les fantasmes qui s'y rattachent, un état qui transforme un peu tardivement ce sexagénaire en don Juan. Le jeune Lester, lui, cherche sa voie comme tout adolescent et se mue peu à peu en une sorte de gourou, se rebaptisant lui-même Absalom Absalom. C'est depuis les Etats-Unis que la famille vivra, de loin, les attentats de novembre 2015, une perspective qui donne lieu à une analyse passionnante de la façon dont chacun perçoit les événements du monde. "On se connait tous. On est reliés" dit Lester pour tenter d'expliquer à sa mère comment les souffrances d'individus qu'il ne connait pas, de l'autre côté de l'Atlantique le bouleversent.

Et c'est peut-être là le cœur du propos de ce livre. La façon dont les choses nous touchent. Que ce soit dans l'intimité (il y a ici une réflexion savoureuse sur le couple, sur la durée d'une relation et ces petits rien ou à l'inverse les drames traversés ensemble qui la rendent indestructible) ou à un niveau plus universel. Comment un malheur collectif impacte chaque individu, en fonction du contexte, de la façon dont se propage l'information. Il y a dans le personnage de Sylvie toute la complexité des forces et des faiblesses qui se bousculent en elle mais dont émerge la beauté du lien maternel. Les scènes entre la mère et le fils sont belles à couper le souffle ; la page 137 vous cueille d'un uppercut à l'estomac. Et tout le fil narratif tient aux réactions de cette femme, dont l'apparente légèreté ou évanescence du début révèle une intelligence instinctive, viscérale et salutaire.

Pour faire simple, La chance de leur vie c'est du grand art, qui vous accroche d'abord un sourire moqueur au bord des lèvres avant de vous retourner les méninges et le cœur. Plus que jamais, Agnès Desarthe décale les perspectives et c'est aussi profond que spectaculaire.

"La chance de leur vie" - Agnès Desarthe - Editions de l'Olivier - 300 pages

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Z
Je crois que je vais succomber. J'apprécie beaucoup l'écrivaine
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N
Elle est vraiment à part dans le paysage littéraire ; si tu l'apprécies déjà, tu devrais alors passer un très bon moment.
E
je garde un très bon souvenir de son essai "Comment j'ai appris à lire", mais je n'ai pas toujours été emballée par ses romans...celui-ci me tentait bien, et ton avis enthousiaste enfonce le clou!
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N
Oh oui, un très bon moment cet essai (et l'écouter parler de tout ça est absolument passionnant). Ensuite, tout le monde n'est pas à l'aise avec le ton de ses romans et la perception des différents degrés ; certains n'en apprécient pas l'ironie, d'autres ont du mal avec les changements de registre qui ne sont pas toujours faciles à saisir. Moi j'adhère complètement, ma sensibilité s'accorde avec son cerveau (que j'admire, j'avoue) mais je sais que ce n'est pas le cas de tout le monde.
M
Je l'ai noté aussi pour le lire. J'aime beaucoup cet auteur mais je ne connais que ses romans jeunesse
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N
Ah oui alors ça change un peu mais le fait qu'elle écrive des romans jeunesse influence de toute façon son écriture donc tu ne devrais pas être perdue...
M
En plus d'être mon premier "Desarthe", ce roman sera ma prochaine lecture. Et ton avis me conforte dans mon choix. Alors j'ai hâte !
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N
Oh... une première fois :-) . J'espère qu'il te plaira et te donnera envie de découvrir son œuvre.
M
Très envie de le lire et tu me le confirmes. Merci :-)
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N
Moi j'adore ! Je ne rate aucun de ses livres depuis des années ;-)
L
Je l'ai abandonné. Je n'ai pas réussi à accroché. Aucun affect, et une peinture trop américaine car le regard sur la société m'a fait penser à du Franzen (que je ne finis jamais.)
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N
:-)
N
C'est dommage, il y a tellement de choses dans ce roman... Bon, je suis archi fan d'Agnès Desarthe et particulièrement des multiples facettes dont elle habille ses livres... Je n'ai jamais pensé à Franzen, plutôt à David Lodge, on est plus proche de l'ironie britannique quand même.
L
accrocher pfff