L'Ecart - Amy Liptrot
"Personne ne m'a touchée ou enlacée depuis un bon moment. Cette semaine, j'ai vu plus de phoques que d'humains, leurs museaux noirs dressés dans la baie. Blottis dans nos maisons nichées au détour de sentiers communaux, rassurés par les petites habitudes de la vie insulaire, nous pouvons vite être coupés du reste du monde. Adolescente, je manquais la classe plusieurs jours par mois, indisposée par de violents maux de tête. Plus tard, en me noyant dans l'alcool, j'ai trouvé de nouvelles échappatoires et d'autres consolations".
Commençons par une précision : ce livre, présenté à tort comme un roman est bien un récit. Juste, touchant, très bien écrit mais nullement fictionnel. Si l'auteure cherche à capter la réalité de ses émotions c'est, il me semble, dans un souci de vérité, de sincérité envers elle-même et ceux que son histoire pourrait inspirer. Mais là où ce récit revêt un supplément d'âme, c'est qu'il s'attache à mettre constamment en lien le volet personnel, intime, avec l'environnement de cette jeune femme, environnement sociétal, économique, familial ou naturel. Ce qui confère à ce texte une résonance toute particulière dans l'écho qu'il peut trouver en chacun de nous.
Adolescente, Amy rêvait de quitter sa terre natale, cette île de l'archipel des Orcades, au nord de l'Ecosse. Un territoire limité, battu par les vents. Amy voulait voir le monde, du monde. Alors direction Londres, ses lumières, ses bruits, ses foules parmi lesquelles se trouvaient certainement des gens intéressants. Amy s'est laissé étourdir dans les fêtes, l'illusion de rencontres. Alcool, drogues. Un cercle infernal dont elle perd le contrôle. Sa soif devient inextinguible et un dernier sursaut de lucidité la propulse en cure de désintoxication. La suite ? Contre toute attente, c'est vers son île qu'elle se sent poussée par un instinct qui semble la guider. Reprendre contact avec la nature, avec les éléments. Les faire siens plutôt que de les repousser ou les mépriser. Retrouver la ferme familiale aux côtés de son père, resté seul exploitant après son divorce. Et puis décider de mettre le cap encore plus au nord dans l'archipel. Sur une petite île, Papa Westray où vivent à peine 70 habitants. Le meilleur moyen de se retrouver face à soi.
"Ici, je n'ai pas le choix : je me mêle à des gens de tous âges et de toutes origines, alors que, à Londres, je vivais dans une bulle. J'avais quitté Mainland pour rencontrer de nouvelles personnes, m'ouvrir à d'autres idées et agrandir mon cercle social, mais, quelques années après mon arrivée, je ne côtoyais déjà plus que des gens qui me ressemblaient. Au sein de notre groupe d'amis, nous façonnions nos vies à notre image, les réduisant à une palette d'émotions et d'expériences si restreintes que nous ne risquions pas de bousculer nos certitudes".
Il y a dans la démarche d'Amy une forme de dépouillement, comme une quête de l'essentiel. Une confrontation permanente aux éléments extérieurs (gérer la solitude, la rudesse de ses conditions de vie et du climat) et intérieurs (tenir à distance cette envie de boire qui se manifeste toujours). Accepter cette confrontation, c'est se donner le droit de rester vivante. Les étapes qu'elle franchit pas à pas sont autant de chemin vers une liberté qu'elle sait malgré tout fragile. Tous ceux qui ont dû un jour se battre contre une addiction ne pourront que reconnaître ces moments précis où tout peut basculer d'un côté ou de l'autre, chacun puisant dans des recoins très personnels de tout son être les ressources qui lui permettront de tenir. Pour Amy, la nature est un ressort essentiel. S'inscrire comme un infime élément de son environnement est une façon de se reconstituer.
Si les cent premières pages, très axées sur "la descente" et les errements londoniens m'ont parfois ennuyée, la suite m'a beaucoup plu et même touchée. Certainement parce que le récit, pourtant très personnel, n'est jamais auto centré. C'est en se reconnectant à son environnement, en s'intéressant aux étoiles, aux marées ou aux phénomènes climatiques qu'Amy trouve des réponses. Se trouve. Tout en étant très lucide sur son besoin de rester en lien avec la planète (vive internet et la technologie !), tout en intégrant également les besoins induits par le 21ème siècle et leurs impacts sur cette nature dont elle se sent désormais un élément à part entière.
Mais j'ai également beaucoup apprécié la balade. Les randos du tour de l'île (18 km), l'observation des oiseaux et des phoques, les baignades dans l'eau glacée, les courant d'air dans le cottage et les rafales charriant des bouquets d'embruns. Pour moi c'est un fantasme depuis longtemps et la façon dont l'auteure parvient à décrire tout ceci contribue pour beaucoup au plaisir de lecture. Pourtant, ce qui reste en tête, c'est aussi un questionnement sur la vie. Sur ce qui est essentiel à chacun. Un questionnement qui ne peut qu'être propre à chaque lecteur. C'est toute la richesse de ce livre.
"L'eau froide exerce sur nous un effet cathartique. Elle est aussi rafraîchissante qu'un verre de bière en été ; comme l'alcool et la drogue, comme la noyade, elle permet à la fois de changer et de fuir. Les assoiffés ne sont-ils pas toujours vibrants de désir ?"
"L'Ecart" - Amy Liptrot - Globe - 334 pages (traduit de l'anglais par Karine Reignier-Guerre)
#MRL18 #Rakuten / Cette chronique est ma contribution dans le cadre des Matchs de la Rentrée Littéraire organisés chaque année par Rakuten.