Globalia - Jean-Christophe Rufin
Peut-on renouveler un coup de cœur quinze ans après ? Malgré le temps qui transforme, les découvertes littéraires qui affadissent parfois les lectures plus anciennes, malgré les goûts qui évoluent ? Eh bien oui, c'est ce qui m'est arrivé avec Globalia, roman dévoré en 2004 au moment de sa parution (j'étais déjà accro à la plume de Jean-Christophe Rufin) et relu il y a quelques jours, chose rare chez moi. Mais c'est le dernier roman d'Aude Le Corff, La mer monte qui m'a donné envie de me replonger dans celui-ci. Et puis une discussion avec l'auteur, lors de la soirée organisée par Gallimard pour la parution de son nouveau roman, Les sept mariages d'Edgar et Ludmilla, lui qui se demandait s'il n'avait pas écrit Globalia trop tôt. Alors ça, je ne pense pas. Par contre, il pourrait sortir aujourd'hui, on le trouverait tout aussi impressionnant. Savoir qu'il a été écrit il y a quinze ans le rend d'autant plus brillant.
Globalia est une dystopie qui brouille les repères temporels. C'est quelque part dans le futur, des années après les guerres civiles qui ont mis le monde à feu et à sang. Une civilisation aseptisée, sous cloche, littéralement puisque protégée par des dômes et des parois de verre. Au-delà des parois ? Ce qu'on appelle les non-zones. D'un côté l'ordre et une devise : "Liberté, sécurité, prospérité". De l'autre, le chaos, la misère, la violence, le néant d'où viennent régulièrement des actions terroristes. Baïkal est un jeune homme de vingt ans, une rareté dans cette société où la vieillesse est portée aux nues, débarrassée des scories qui en faisaient naguère un calvaire (santé, dégradation physique...) et où les naissances sont régulées par l'Harmonie sociale pour maintenir un parfait équilibre. Depuis son plus jeune âge, Baïkal s'interroge sur ce qu'il y a réellement au-delà de ces murs de verre, persuadé qu'il y a un ailleurs. Il entraine Kate, la jeune fille dont il est amoureux dans une escapade interdite, qui sera le début pour eux, et pour le lecteur d'une plongée dans les entrailles de la réalité de ce Globalia et des motivations de ses dirigeants.
Présentée comme la démocratie idéale, prônant la liberté, Globalia va se révéler bien plus complexe et perverse dans sa conception, son organisation et, finalement son idéologie. Au fur et à mesure que l'on avance, tous les concepts sont remis en cause et bousculés. Quelles contreparties pour la sécurité ? Qu'est ce que vraiment la liberté ? D'ailleurs, peut-on parler de liberté lorsque les historiens sont sous contrôle au prétexte que "le passé est un immense territoire d'idées nuisibles" ? Peut-on parler de liberté lorsque les citoyens sont soumis à une information contrôlée et à une pression commerciale permanente ? Jean-Christophe Rufin projette son lecteur dans une société telle que nous pourrions en bâtir à partir des concepts prônés actuellement par une majorité d'individus : une société mondialisée (homogénéisée, standardisée), une société dominée par les intérêts commerciaux et l'argent, une société sécuritaire guidée par la peur de l'autre. Tout ceci par l'intermédiaire d'un formidable roman d'aventures avec Baïkal dans le rôle de l'explorateur des territoires interdits, dans des décors qui font voyager le lecteur entre l'univers aseptisé de Globalia et le far west des non-zones. Franchement, un régal, fait de trouvailles passionnantes pour ce qui est de donner un aperçu du futur, que ce soit en matière sociétale avec par exemple une croustillante inversion des valeurs liées à la famille, ou en matière scientifique (chacun possède plusieurs clones permettant d'échanger les organes défectueux... entre autres). Mais je ne voudrais pas spoiler les chanceux qui vont découvrir Globalia pour la première fois.
Je crois que le lire maintenant fut encore plus savoureux, parce que l'anticipation apparait toujours plus vertigineuse à l'aune de notre société et de ce qu'il s'est passé au cours des quinze dernières années. Non seulement le roman n'a pas vieilli mais il s'est bonifié avec les années. C'est peut-être ça, la bonne littérature. L'occasion de conclure avec ce clin d’œil (pas de roman de Rufin sans un mot sur les livres), petit extrait qui donne à méditer sur l'évolution de la production littéraire : "Interdire les livres, c'est les rendre désirables. Toutes les dictatures ont connu cette expérience. En Globalia, on a fait le contraire : on a multiplié les livres à l'infini. On les a noyés dans leur graisse jusqu'à leur ôter toute valeur, jusqu'à ce qu'ils deviennent insignifiants. (...) Surtout dans les dernières époques, vous ne pouvez pas savoir la nullité de ce qui a été publié".
Un dernier mot : lisez ou relisez Globalia !
"Globalia" - Jean-Christophe Rufin - Gallimard / Folio - 498 pages