Sauf que c'étaient des enfants - Gabrielle Tuloup
Chère Gabrielle,
Il y a deux ans nous ne savions rien l'une de l'autre. Ton premier roman, La nuit introuvable m'est arrivé au milieu d'un carton qui en comportait plusieurs à lire pour sélectionner ceux qui entreraient dans la sélection des 68 premières fois. Je l'ai écrit, je te l'ai dit et l'ai souvent répété : tes phrases ont trouvé un tel écho en moi que je n'étais plus très sûre de ma clairvoyance. Depuis, entre nous, il y a d'abord cette page 115 et cette "chemise sans les épaules de l'homme qu'on aime" ; il y a aussi le souvenir si chaleureux de notre première rencontre, à la librairie Delamain, un soir de neige, pour le lancement de ce roman. J'étais ta "première chronique" mais aussi la seule à ne pas être une de tes intimes ce soir-là. Pourtant, j'ai eu l'impression d'être un peu en famille. Peut-on créer des liens réels avec les mots ? "Souvenez-moi" disait Jacques, dans un lieu semblable...
En deux ans, nous sommes passées au tutoiement et à quelques confidences. Les premiers mots me racontant ton nouveau projet de roman, tes doutes, tes craintes. Ton besoin d'un autre regard. Je ne t'ai rien dit de ma peur à ce moment-là. Peur de ne pas aimer ton nouveau livre, peur de ne pas savoir t'aider car après tout, je ne suis pas éditrice, juste une lectrice qui reçoit un texte avec sa sensibilité, avec ce qu'elle est ou a vécu. Je ne t'ai rien dit, j'ai lu, j'ai mesuré toute la difficulté de l'exercice auquel tu étais en train de te livrer, cette langue que tu devais transformer, travailler pour la faire coller à ton projet.
Je connaissais le sujet, bien sûr. Casse-gueule. Du genre à prendre toute la place et à faire oublier la littérature. Tellement facile de ramener un livre à son sujet, surtout dans un contexte où il occupe le devant de la scène médiatique depuis quelques années. J'ai des exemples plein la tête de livres primés ou remarqués pour leur seul sujet. J'aimerais que le tien le soit pour la finesse de ton regard, ton ambition, l'intelligence de cette construction qui provoque un tsunami de questionnements jusqu'à la dernière ligne. Tu utilises à fond le pouvoir de la fiction, tu tricotes de courtes scènes d'une justesse marquante, tu bâtis la polyphonie de ta première partie et multiplies les angles de vue avec un doigté remarquable qui empêche tout jugement à l'emporte-pièce. Pourtant, arrivé là, on n'a encore rien vu. Là où tu es grande, c'est dans cette deuxième partie, quarante pages époustouflantes lues en apnée. Quarante pages qui prennent à contre-pied et donnent à ce qui précède une tout autre force. Quarante pages qui renvoient chacun à des questionnements très intimes, qui font voler en éclat les certitudes, peu importent les sexes ou les situations. Tout ce pourquoi on aime avoir un roman entre les mains.
Lorsque l'objet fini est arrivé, avec cette magnifique illustration de couverture, j'en connaissais tous les mots. Pourtant, je n'ai eu aucun mal à retrouver ma posture de lectrice tout court, happée par ce crescendo si habilement maîtrisé. Tu es très forte, Gabrielle. Je n'admire pas seulement la science avec laquelle tu joues si magistralement avec la langue et les mots. J'admire ta volonté, ton engagement à produire très exactement le livre que tu avais en tête. Ton si farouche acharnement à faire littérature. Qui parle au cœur et au corps.
Tes lecteurs ont bien de la chance, tu sais.
"Sauf que c'étaient des enfants" - Gabrielle Tuloup - Philippe Rey - 170 pages
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4ème de couverture : Un matin, la police entre dans un collège de Stains. Huit élèves, huit garçons, sont suspectés de viol en réunion sur une fille de la cité voisine, Fatima. Leur interpellation fait exploser le quotidien de chacun des adultes qui entourent les enfants. En quoi sont-ils, eux aussi, responsables ? Il y a les parents, le principal, les surveillants, et une professeure de français, Emma, dont la réaction extrêmement vive surprend tout le monde. Tandis que l’événement ravive en elle des souvenirs douloureux, Emma s’interroge : face à ce qu’a subi Fatima, a-t-elle seulement le droit de se sentir victime ? Car il est des zones grises où la violence ne dit pas toujours son nom…