Le Cercle des Hommes - Pascal Manoukian
Sans doute, lorsque les discours tombent dans le vide, quand les études scientifiques sont ignorées, les individus centrés sur des problèmes qui semblent si minimes par rapport aux vrais risques, oui, sans doute faut-il prendre de la distance, changer d'angle de vue et sortir des chemins balisés. C'est le grand pouvoir du romancier, par la magie de la fiction que de tout renverser. Mettre un grand coup de pied dans la fourmilière humaine où s'agitent des êtres qui semblent avoir perdu le vrai sens de la vie - si tant est qu'ils l'aient jamais effleuré. Pascal Manoukian ose. Non seulement s'éloigner considérablement de l'univers de terrain de ses trois précédents (et plus que convaincants) romans, mais prendre le risque de déstabiliser ses lecteurs anciens ou nouveaux. Et ça, moi, j'adore !
Direction l'Amazonie où l'auteur nous rejoue d'abord une version revue et corrigée du Petit Prince en provoquant le crash d'un petit avion privé au cœur de la forêt amazonienne, sur le territoire d'une tribu d'Indiens isolés. Le pilote, Gabriel est un homme d'affaires plus habitué à la jungle de la City qu'à la survie en milieu hostile. Pour les Yacou, la question est tout autre : cette chose tombée du ciel est-elle un homme ou un animal ? On l'aura compris, il ne s'agit pas pour Gabriel de dessiner un mouton mais bien de convaincre les membres de la tribu de le sortir de l'enclos où il est enfermé avec d'autres animaux. Voilà, le décor est campé, maintenant, il faut lâcher prise, et faire confiance au talent de l'écrivain. Attention, le voyage n'est pas de tout repos, on alterne le chaud et le froid, le beau et le cru, la poésie du conte et l'affrontement du réel.
Il est ici question de notre terre, bien sûr. De notre rapport à la nature. De nos comportements destructeurs et suicidaires. Gabriel apprend une autre façon de vivre en harmonie avec les autres êtres vivants, végétaux et animaux, non sans douleur, vous verrez. Il y a des passages incroyables dans ce roman, notamment les scènes de clairvoyance de Gabriel, sous l'effet des drogues administrées par le chaman (100% naturelles, hein), totalement hallucinantes. On passe sans arrêt d'un mode faussement naïf du roman d'aventures dépaysant à la réalité de la laideur du monde. On peut compter sur Pascal Manoukian pour laisser au vestiaire les bons sentiments et ne pas éluder ce qui fâche. La tonalité est là pour nous le rappeler. Ce qui n'empêche nullement de prendre un réel plaisir en compagnie de cette tribu qui limite volontairement le nombre d'individus constituant chaque groupe pour un meilleur équilibre (pas fous...), commence chaque matin en riant et en définissant l'exacte tonalité de vert de la journée (et il y en a beaucoup), confie aux femmes le maniement des armes pour la chasse (beaucoup plus sûr) ou convoque des R.I.C (Rassemblement dans l'intérêt du clan) lorsqu'il y a un sujet à trancher. Un plaisir néanmoins obscurci par la menace que l'on sent planer sur ces modes de vie en voie d'extinction...
Pascal Manoukian puise dans la force des récits, la puissance des histoires pour tenter d'ouvrir les consciences. Je parlais du petit prince mais il y a aussi un peu de Barjavel par endroits ; tout ceci avec le regard que l'auteur porte sur le monde depuis de nombreuses années mais qu'il choisit ici de décaler, ce qui lui donne une force inédite. Et offre au lecteur, dans les traces de Gabriel, une immense matière à réflexion. Puisse-t-il réfléchir vite et passer à l'action.
"Le Cercle des Hommes" - Pascal Manoukian - Seuil - 330 pages