Suzanne - Frédéric Pommier
"Suzanne a quatre-vingt-quinze ans mais prétend n'en avoir que quarante dans sa tête. Ce n'est pas toujours vrai. Parfois, elle en a dix."
Comme de nombreux auditeurs de France Inter, je me souviens avoir été émue aux larmes lorsque le journaliste Frédéric Pommier avait fait de Suzanne, sa grand-mère, le sujet de sa chronique du jour. Un texte qui avait par la suite - ou peut-être avant - circulé sur Facebook. Une prise de parole essentielle, très juste et inédite dans sa tonalité. Car il est vrai que la vieillesse et sa prise en charge sont des sujets que l'on préfère éviter, faire semblant d'ignorer en espérant peut-être y échapper soi-même. Le discours de Frédéric Pommier était exempt de tout jugement et ne visait pas à désigner quelque coupable face au désarroi de Suzanne et des membres de sa famille confrontés à la réalité de certains Ehpad. A ce moment, il m'avait particulièrement touchée car il mettait des mots sur une situation vécue et difficilement supportée. Je pressentais que le roman né à la suite de cette chronique serait tout aussi fort. Je ne me suis pas trompée.
Suzanne, avant d'être une vieille dame presque centenaire fut un bébé, une enfant curieuse et choyée par ses grands-parents, une jeune fille pendant la seconde guerre mondiale, une femme amoureuse, la mère de quatre filles. Elle dut faire face au divorce de ses parents, à l'éloignement forcé de son père pour ne pas froisser une mère en colère. Elle dut traverser des périodes de deuil, injustes et douloureux. Elle fut une très bonne joueuse de tennis et de bridge, aimait par-dessus tout conduire ses voitures à toute allure et se sentir libre. Une vie bien remplie, une farouche volonté non pas d'indépendance à tout prix mais d'autonomie destinée à satisfaire son insatiable curiosité. Apprendre une nouvelle chose par jour et "sourire quand même", les deux piliers de sa posture, toujours dirigée vers l'avant. Mais Suzanne a désormais quatre-vingt-quinze ans, elle est devenue "dépendante" et a dû se résoudre à vivre dans un Ehpad. Si son corps la trahit, sa tête enregistre parfaitement les petites humiliations quotidiennes, les actes de maltraitance même involontaires, et surtout, surtout, cette impression de ne plus être respectée comme un individu à part entière.
C'est ce que Frédéric Pommier réussit parfaitement à illustrer en entrecoupant le récit de la vie de Suzanne par des scènes du présent, vécues au sein de l'établissement. Le contraste est saisissant et vaut certainement mieux que de grands discours. Pourtant, là encore, l'auteur n'accuse personne et surtout pas ceux qui défilent dans la chambre de Suzanne, chronomètre en mains pour la laver, l'habiller, lui apporter son petit-déjeuner... Suzanne les observe, s'étonne, s'attriste à la fois pour elle et pour eux. Pendant ce temps, elle maigrit. Parce que, assure-t-elle "même pendant la guerre, ce qu'elle mangeait était meilleur".
Il y a beaucoup d'émotion dans ce livre. D'abord la sympathie que l'on éprouve pour cette héroïne comme il y en a tant, à travers les grandes étapes de son existence. Ensuite, la tristesse face à la négation de l'individu dans ces structures qui semblent bien mal équipées pour faire face aux besoins des résidents : des soins, certes mais surtout de l'attention qui leur est refusée faute de temps. Les défis auxquels la société doit faire face avec cette problématique du grand âge sont énormes. Pourtant, après l'émotion, quelles actions ? Frédéric Pommier termine son ouvrage sur une petite note positive mais si certains arbres cachent la forêt, celle-ci n'en est pas moins une réalité. La vieillesse et la fin de vie font partie de la vie et il serait bon d'être traité comme un être vivant et important jusqu'à la fin, avec respect et bienveillance. On en est très loin.
Un récit poignant, plein de tendresse et d'empathie.
"Suzanne" - Frédéric Pommier - Pocket (Equateurs) - 208 pages