Un déjeuner avec... Pascal Manoukian
Difficile de lire Pascal Manoukian sans avoir une énorme envie de le rencontrer et de l'écouter. La première fois c'était en 2015, à son initiative. Encore tout étonné et ravi de l'accueil de son (formidable) premier roman, Les échoués par les lecteurs de la première édition des 68 premières fois, il avait proposé à une quinzaine d'entre nous, les parisiens, de se retrouver dans un bistrot pour faire connaissance. Depuis, il y a eu d'autres romans, un rôle de parrain de cœur de l'association, des moments privilégiés au gré de rencontres fortuites ou programmées. Son dernier roman, Le Cercle des hommes m'a bluffée. Je connaissais son riche parcours de reporter de terrain puis de directeur de l'agence Capa, l'acuité de son regard nourri de ces expériences, tout ce qui irrigue ses romans. Mais je me demandais d'où venait cette histoire ancrée au cœur de l'Amazonie, bien loin des zones de conflits qu'il couvrait ou des déserts industriels qu'il côtoyait. Tout ça valait bien une rencontre.
Dans ce restaurant de quartier, Pascal Manoukian est chez lui. Il suffit que je prononce son nom pour voir fleurir un énorme sourire sur le visage du patron et celui du chef cuisinier qui guette les commandes depuis son emplacement très central. Ici on mange parait-il l'un des meilleurs couscous de Paris, en toute discrétion. On y croise un juge célèbre et d'autres habitués. C'est à deux pas de l'agence Capa, et c'est là, sur une table un peu à l'écart que celui qui n'était pas encore complètement romancier venait s'extraire de l'actualité et écrire quelques pages. Quand même plus roots et cool que Le Flore... Et c'est vrai qu'on s'y sent bien (et qu'on y mange bien !). Avec sa disponibilité habituelle, son envie de transmettre, Pascal Manoukian me raconte comment il a transformé en roman, les souvenirs d'une expédition en Amazonie effectuée quand il avait vingt ans. Disons qu'il a eu la bougeotte très tôt. Enfant, sur les hauteurs de Meudon où il vivait, il donnait aux bâtiments de sa cité des noms de territoires à explorer. A 18 ans, une éruption volcanique se produit en Islande et hop ! le voilà sur les routes, bien décidé à aller voir sur place la réalité d'un volcan. Inscrit dans une école de journalisme, il ne rêve que d'Alaska et entreprend une chasse aux sponsors pour monter son expédition. Mais il tombe sur aussi dingue que lui et peut-être plus déterminé : un autre élève de l'école est en train de chercher aussi des financements mais pour l'Amazonie. Ils décident de mettre en commun les subsides déjà récoltés. Et voilà comment Pascal Manoukian n'a jamais vu l'Alaska. Ils sont trois à partir. Patrice Franceschi que l'on connait aujourd'hui en tant qu'aventurier et écrivain (Prix Goncourt de la nouvelle pour Première personne du singulier que je vous conseille ainsi que son dernier recueil, Dernières nouvelles du futur) et Hugues Tissandier qui fera ensuite carrière dans le cinéma en tant que chef décorateur. Pour l'heure, inspirés par un livre paru en 1969, La lune est en Amazonie, ils partent sur les traces de tribus qui vivent comme il y a 30 000 ans... Ils passeront un mois avec eux, loin de tout.
Mais nous sommes bien d'accord, Le Cercle des Hommes est un roman. C'est même le quatrième de l'auteur qui se laisse à présent couler avec une certaine délectation dans les pas du conteur, un rôle bien différent de celui de témoin qui guidait sa précédente vie. Alors pour l'écrire, il s'est refusé à consulter ses carnets d'expédition, sauf pour les noms des membres de la tribu des Yacous et pour quelques précisions de vocabulaire. Les mythes, les habitudes du clan, il les a imaginés à partir d'un décor et de modes de vie qu'il a pu expérimenter. C'est sans doute ce qui rend certaines scènes si marquantes, notamment les interactions entre les bestioles et les hommes, souvenirs ancrés dans sa chair. Il a enrichi son intrigue d'une certaine perméabilité à l'actualité qui est sa marque de fabrique. Une connexion permanente parce qu'il est toujours question de regarder le monde tel qu'il est. En l’occurrence ici d'aller confronter ceux qui ont choisi de conserver à tout prix le nomadisme à ceux dont nous descendons, qui ont privilégié la sédentarisation... avec les conséquences que l'on sait.
Dans les yeux de Pascal Manoukian il y a, malgré tout ce qu'ils ont vu, un éclair de curiosité et d'amusement, une sorte d'émerveillement face aux histoires qu'il lui reste à raconter et à la façon dont elles se concoctent, où des éléments imprévus viennent se glisser entre les lignes d'un plan pré-établi. C'est le regard d'un homme qui trouve dans chaque nouveau roman matière à se régénérer.
D'ailleurs, le prochain est déjà commencé. Pascal Manoukian a désormais un rythme d'écriture. Il ouvre la porte à une nouvelle idée au moment où le roman en cours touche à sa fin. Le premier chapitre est déjà posé mais... je n'en dirai rien. Pour l'instant, je conseille plutôt de s'immerger avec les Yacous, dans les pas de Gabriel dans Le Cercle des Hommes et de profiter autant du voyage que de cette riche matière à réflexion. C'est un regard précieux, celui de Pascal Manoukian qui trouve avec l'exercice du roman un moyen de continuer à rendre compte du monde tout en actionnant le levier émotionnel. Précieux, vous dis-je, par les temps qui courent.
Les romans de Pascal Manoukian : Les échoués, Ce que tient ta main droite t'appartient, Le paradoxe d'Anderson, Le Cercle des Hommes.