Du rififi à Wall Street - Vlad Eisinger
Prenez un écrivain plutôt connu, déjà auteur d'une douzaine de romans parus chez un grand éditeur de la place de Paris. Un auteur qui n'aime rien tant que créer de la connivence avec son lecteur, l'embarquer dans des jeux de pistes toujours plus inventifs pour le laisser une fois encore admiratif, le sourire aux lèvres et les neurones rassasiés. Un auteur qui cette fois pousse le bouchon encore un peu plus loin au point de poser un sérieux cas de conscience à celle (moi-même) qui entreprend d'écrire une chronique de son livre : comment parler d'un texte où tout est jeu, faux-semblant et cache-cache sans rien dévoiler au lecteur suivant ? Cet écrivain aurait-il inventé le roman impossible à chroniquer ? J'ai hâte de voir comment les journalistes critiques littéraires vont s'en sortir...
En fait, il y aura deux cas de figures : ceux qui connaissent Vlad Eisinger et ceux qui ne le connaissent pas. Personnellement, en voyant son nom sur la couverture, je n'ai pas pu m'empêcher d'avoir un petit frisson d'excitation, me murmurant in peto "non... il n'a pas fait ça tout de même". Pour ceux qui ne le connaissent pas, alors, c'est moins drôle. Un roman de série noire de plus. Enfin non, pas tout à fait quand même. Car le bougre d'auteur trouve le moyen de casser les codes de la parodie en inventant le roman gigogne à l'infini. L'histoire d'un type qui écrit l'histoire d'un type qui écrit l'histoire d'un type qui... bon, vous avez compris. Avant de se consacrer à la littérature, Vlad Eisinger était journaliste financier à New York. Faute de ventes suffisantes pour un niveau de vie correct, malgré le succès d'estime de son fameux Roman américain, il accepte des travaux de commande et notamment d'écrire la biographie d'un homme d'affaires un poil mégalo. Sauf que cette mission va totalement déraper, l'entrainer dans une dimension insoupçonnée et mettre sa vie en danger. Ce manuscrit, transmis à un ami qui s'est chargé de le traduire est en quelque sorte son assurance-vie...
Sorte d'objet littéraire en 3D, ce roman est un concentré d'intelligence et de malice qui immerge le lecteur dans le processus de création, le ballotte entre fiction et réalité au même rythme qu'une boule de flipper. On s'y confronte à la réalité des enjeux du milieu de l'édition piloté par l'argent, on explore les questions du pouvoir de la littérature et plus particulièrement de la fiction au service du fameux storytelling. Tout ceci avec une once d'humour, une dose de moquerie (cette manie des lecteurs de vouloir absolument savoir ce qui est vrai ou pas dans les romans, par exemple) et une sacrée virtuosité qui parvient à englober des tas de sujets très actuels en les planquant derrière un emballage ludique de haute qualité qui épouse les codes de la série noire. Avec en premier lieu une plongée dans les névroses de l'écrivain tiraillé par la crainte d'écrire toujours le même livre et obsédé par l'idée de prouver le contraire. Mission accomplie, cher monsieur.
Je vous laisse apprécier ce petit dialogue savoureux entre Vlad et son éditrice :
-Et tweete davantage, bon Dieu, on jurerait que tu n'as rien à dire. / - C'est que je suis écrivain, pas bateleur de foire. / - Alors, poste de fausses critiques à ta gloire sur Goodreads. Prends exemple sur Dan Brown, il parait qu'il ne laisse à personne d'autre le soin d'écrire les siennes."
Vous verrez, on apprend aussi un tas de choses sur la façon de pondre un best-seller (et de soigner les scènes de sexe), c'est l'une des multiples dimensions de ce roman jubilatoire. Il existait les fameux "livres dont vous êtes le héros", voici désormais le héros dont vous êtes le livre. Ou quelque chose comme ça. A force de renverser les points de vue, difficile de savoir à la fin qui est l'auteur, qui est le lecteur et où sont passés les personnages. Brillant.
"Du rififi à Wall Street" - Vlad Eisinger - Série noire Gallimard - 310 pages (traduit de l'anglais et présenté par Antoine Bello)