Jetez-moi aux chiens - Patrick McGuinness
Ça commence comme un roman policier avant de révéler des facettes bien plus complexes. Plus subtiles aussi. Contrairement au premier roman de Patrick McGuinness, l'excellent Les Cent derniers jours, qui nous embarquait dans la Roumanie de fin de règne de Ceaucescu, celui-ci est anglais jusqu'au bout des ongles. Dans son décor, ses protagonistes et surtout le regard qu'il pose sur la société anglaise et l'un de ses piliers : le collège anglais. L'auteur prend son temps, ignore les lignes droites et j'avoue qu'il m'a fallu m'y reprendre à deux fois pour entrer. Mais j'ai bien fait d'écouter la petite voix qui me soufflait de ne pas renoncer, petite voix certainement influencée par cette atmosphère qui s'accrochait à mon esprit malgré tout et laissait augurer d'un vrai fond.
"On prend toujours la question à l'envers : on s'intéresse à la manière dont les choses arrivent, jamais à la manière dont elles n'arrivent pas ; on ne pense pas assez à ce qui aurait pu arriver, à ce qui a failli arriver, à ce qui résonne encore, fantôme du peut-être, soupirant après sa vie dans l'anti-fait".
Dans un comté au sud de Londres, une ville portuaire, une jeune femme est retrouvée morte dans une décharge ; les soupçons de la police se portent sur son voisin, M. Wolphram un professeur à la retraite, vieux garçon solitaire, deux caractéristiques suffisantes pour que son entourage le trouve "bizarre". Placé en garde à vue et interrogé, ce dernier se montre peu coopératif tandis qu'à proximité du commissariat, l'hostilité de la foule monte, attisée par une campagne de presse persuadée de tenir son coupable. Wolpham est "le monstre idéal. En plus, il lit des livres". Gary et Anders sont les deux inspecteurs en charge de l'affaire. Le premier est convaincu de la culpabilité du suspect tandis que l'attitude d'Anders est plus réservée et précautionneuse. Il faut dire qu'il connait Wolphram, quelques dizaines d'années auparavant il a été son élève dans le collège privé qu'il a fréquenté à l'adolescence. Des réminiscences affleurent alors et ses souvenirs se mêlent à ses recherches dans le cadre de l'enquête. Car si Anders s'intéresse à ce que l'on ne voit pas, s'il aime aller au-delà des apparences, c'est que ces années de collège lui ont appris bien plus que les contenus des matières étudiées ; microcosme très particulier, catalyseur du système de classes anglais, le collège est un lieu où se jouent de façon très précoce des trajectoires de toute une vie.
L'intrigue policière sert de prétexte à une exploration subtile du mécanisme du lynchage médiatique sur la base de rumeurs fondées sur des apparences ; la presse anglaise dont on connaît la brutalité des méthodes est ici photographiée au paroxysme de ses talents en la matière. Mais il s'agit aussi d'un livre sur les fantômes. Non pas ceux qui hantent les châteaux ou que l'on représente naïvement vêtus d'un drap blanc. Non, il s'agit des traces que laissent dans nos mémoires ou autour de nous, ceux qui nous ont précédé sur les chemins que nous empruntons. Pour nous emmener sur leurs pas, l'auteur s'entoure de personnages secondaires qui ont leur importance, comme la nièce d'Anders qui enregistre les bruits ou Vera, la vieille dame qui pense que "la mort de son mari n'est pas un obstacle à leur vie commune" ; et l'ensemble prend une vraie densité, ouvre les yeux du lecteur, lui demande d'aller plus loin, de ne pas se contenter de ce qu'on lui raconte, de prendre en compte chaque individu dans son entièreté et sa diversité. Et interroge sur la façon dont la société utilise la mort, la fétichise peut-être pour mieux oublier la peur qu'elle lui inspire.
Je m'aperçois en écrivant ce billet qu'il y aurait encore beaucoup à dire, à décortiquer. J'aime qu'un romancier se fasse l'écho de la complexité et parvienne à la faire appréhender par son lecteur ; j'aime que sa marque s'imprime durablement dans mon esprit. Si vous êtes comme moi et que vous cherchez un livre que vous ne consommerez pas en deux heures pour l'oublier aussitôt, alors vous pouvez vous intéresser à celui-ci. Il vous surprendra au-delà de vos espérances.
"Jetez-moi aux chiens" - Patrick McGuinness - Grasset - 382 pages (traduit de l'anglais par Karine Lalechère)
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