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Le Sanctuaire - Laurine Roux

13 Août 2020 , Rédigé par Nicole Grundlinger Publié dans #Romans, #Coups de coeur

Ce n'est plus Une immense sensation de calme que nous offre Laurine Roux mais un festival de sensations. Un concentré de matières. Une orgie de contrastes. Un roman très fort, tendu, tenu jusqu'à la dernière ligne par une conteuse hors pair. Je l'ai lu deux fois. La première, happée par la tension narrative, saisie par l'envie de connaître le dénouement. Revenir sur le texte m'a permis d'en apprécier toutes les subtilités, la musicalité, le pouvoir d'évocation. C'est peut-être à ça qu'on reconnait le talent : cette capacité à lier le fond et la forme, à emporter le lecteur dans un torrent d'émotions et de questionnements mêlés. Le roman idéal pour lancer la rentrée littéraire d'une année très spéciale, complètement chamboulée, dont on émerge avec l'envie de continuer à s'interroger sur notre rapport à l'environnement et aux autres.

"Le vacarme de l'eau recouvre mes pensées. C'est exactement ce dont j'ai besoin. Me perdre dans quelque chose de plus grand, un flux sans fin, capable de venir à bout des rocs et des montagnes, une eau qui sache conserver la trace des temps anciens, ère de fougères géantes et de reptiles volants, temps que les glaciers ont gardé intact, preuve que le monde restera monde malgré l'homme et ses cataclysmes, et qu'à l'image des dinosaures nous devrions nous en tenir à cette vérité première : nous ne sommes pas grand-chose sur Terre".

Le Sanctuaire, c'est le lieu isolé où ont trouvé refuge June et ses parents après une épidémie qui a décimé la population, un virus transmis par les oiseaux. Gemma y est née. Du monde d'avant elle ne sait rien, ou seulement les histoires racontées par sa mère ou les quelques souvenirs de sa grande sœur. Seul le père fait régulièrement des incursions à l'extérieur des limites. Formée et entraînée à la chasse, Gemma est passée maîtresse dans l'art de tuer le gibier mais également les oiseaux dont chaque cadavre est immédiatement brûlé pour éviter toute contamination. Pourtant, la jeune fille commence à interroger les règles qu'on lui a inculquées le jour où, s'étant aventurée un peu plus loin que d'habitude, elle assiste à une scène qu'elle n'aurait jamais crue possible : un vieil homme, caressant un aigle posé sur son bras, sans crainte ni signe de maladie...

Ce que Laurine Roux arrive à faire passer en moins de 150 pages est assez phénoménal. Il y a d'abord ce décor, une nature à l'état brut avec laquelle Gemma fait corps. La dualité entre June et Gemma, celle qui a dû s'adapter et celle qui s'est simplement coulée dans son environnement est passionnante et éclairante (j'ai beaucoup pensé à ce que met en scène Emily St John Mandel dans Station Eleven à ce propos). Lorsque Gemma ouvre les yeux, elle est aidée en cela par ses propres perceptions, sensations d'appartenance à une même famille que les autres êtres vivants. Autre dualité, celle qui s'exprime à travers les parents, avec d'un côté la figure maternelle qui évoque le foyer, la douceur et la volonté de transmission à travers l'éducation et les livres, de l'autre le père qui cherche à effacer toute trace d'un passé ou d'un ailleurs (comment ne pas penser à My Absolute Darling, toutes proportions gardées ?) en se focalisant sur la survie. Tout ceci nous est donné non pas à lire mais à ressentir, du moindre bruissement de feuille à la réalité d'un silence, d'un air chargé de tension à la douceur d'une caresse sur le front.

"La joie me tape sur le système et c'est trop bon. Je caresse la calotte de l'oiseau, sa nuque, son dos, j'oublie son espèce. Il n'y a plus d'oiseau ni de petite fille, juste la pulpe de mes doigts qui passe à la jonction des mandibules. Je suis ce morceau de chair qui aime, et j'aime cet état de viande remuée par l'amour, car c'est bien d'amour dont il s'agit quand le rapace pourrait d'un seul coup de bec me sectionner l'index et qu'il ne le fait pas".

On plonge dans cette ambiance sans même s'en rendre compte et l'on en ressort à la fois époustouflé, retourné, pétri de réflexions sur l'emprise, le libre arbitre, le rapport aux autres, la liberté. Des questions qui font tellement écho à notre actualité récente et à celles qui détermineront notre futur. Tout ceci avec un plaisir fou, celui que l'on ressent lorsque on se laisse mener par la plume d'une incroyable raconteuse d'histoires. Des histoires qui laissent des traces. Des histoires qui comptent. Des histoires que l'on a envie de faire lire à tout le monde.

"Le Sanctuaire" - Laurine Roux - Editions du Sonneur - 150 pages  

(Laurine Roux est l'auteure de Une immense sensation de calme, sélectionné par les 68 premières fois en 2018 et récompensé par le Prix Révélations de la SGDL, publié par Les éditions du Sonneur et disponible depuis peu en Folio)

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S
Quelle lecture ! Quelle écriture ! Dès les premières lignes je me suis laissée transportée dans ce sanctuaire auprès de Gemma, June et Alexandra. J’étais tour à tour l’une d’elles. La construction narrative est si bien maîtrisée que je n’ai pas perçu le danger, je me suis fait surprendre pour mon plus grand plaisir. Je partage votre coup de coeur. Merci.
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N
Ah chouette ! C'est vrai, l'écriture de Laurine Roux est vraiment très intense, et ce depuis son premier roman Une immense sensation de calme.
K
J'ai presque envie de le lire... malgré le côté virus. Me semble que j'ai assez de virus ces temps-ci!
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N
Honnêtement, il n'y a pas de réelle focalisation sur le virus ou la pandémie, c'est simplement le contexte. La poésie et la force de l'écriture emportent le morceau :-)
K
Et bien après un tel article, je n'ai plus qu'à noter les deux titres de cette auteure. Et moi qui voulais me tenir éloignée de la rentrée littéraire...
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N
Disons qu'il y a rentrée et rentrée... ;-) Surtout, Laurine Roux est une chouette découverte et son univers mérite le détour autant que son écriture. Tu peux commencer par son 1er, hors rentrée littéraire...