Elle a menti pour les ailes - Francesca Serra
On a déjà beaucoup écrit sur ce roman, beaucoup de louanges et il a été récompensé par le tout premier prix littéraire de la saison, celui du Monde. S'y plonger après tout le monde (ou presque) est à double tranchant. On attend du lourd, du fort, du grandiose. Alors mon premier réflexe en le terminant est de tirer mon chapeau à Francesca Serra. Pour un premier roman, le pari n'était pas évident, et il est réussi. Haut la main. Pourtant, il m'a fallu un certain temps pour accepter le style et le rythme de l'auteure, son parti-pris d'insérer des dialogues de messagerie instantanée ou des fils de commentaires Instagram. Mais c'est elle qui a raison. L'immersion est importante pour comprendre ce qui se joue dans les esprits des adolescents qu'elle scrute et dont elle fait les héros d'une histoire d'autant plus tragique qu'elle est à portée de souris de chacun d'entre nous. L'immersion est essentielle et l'auteure l'orchestre de main de maître, sans excès, en prenant le temps de l'exploration psychologique, en creusant les motivations et les failles de tous ses personnages, à l'encontre de la rapidité exigée par le monde moderne. Au bout de quelques chapitres, on est ferré, happé par le destin et le mystère de Garance.
Garance, 15 ans, élève de seconde. Jolie. Très jolie même. Au point d'être l'une des favorites pour l'étape régionale du concours Elite model qui se profile. Flattée d'être enfin remarquée par la bande "star" du lycée. Ils sont plus âgés, elle les admire, les idéalise, intègre leur cercle et finit par délaisser sa meilleure amie et ses anciennes occupations. Jusqu'au jour où elle disparaît brutalement, du monde réel autant que des réseaux sociaux. Que s'est-il passé ? L'enquête menée par une jeune policière oscille entre les deux mondes et met en évidence la violence du harcèlement démultipliée par les écrans.
Francesca Serra nous fait pénétrer dans la vie quotidienne de ceux que l'on nomme les "millenials". Nés avec le siècle et quasiment sur les réseaux sociaux qui font partie intégrante de leur vie. Où tout est montré, mis en scène, commenté, liké, mais aussi moqué. "Il suffit d'un pouce levé pour échapper à l'oubli, pour empêcher les autres de faire abstraction de vous. Un like affirme votre présence au monde". Et elle parvient à démonter le mécanisme par lequel on se perd soi-même à force de multiplier les images et de vivre à travers elles. Elle le fait minutieusement, de façon très fluide, sans décréter, simplement en glissant son lecteur dans les méandres du jeu virtuel et de la façon dont il brouille la réalité. Quand on sait à quel point un ado, sans internet est déjà plutôt embrouillé dans sa tête et son corps, on voit tout l'effet démultiplicateur des vies virtuelles. A cela s'ajoutent le piège de la soi-disant transparence et le sentiment d'impunité offert par l'anonymat de l'écran, porte grande ouverte à tous les excès. On a tous connu la férocité des cours de récréation, la mise à l'écart. Mais sur les réseaux sociaux, le lynchage n'a plus de bornes.
Ce que l'auteure réussit parfaitement, c'est son étude psychologique à large spectre qui lui permet de capter quelque chose d'important d'un point de vue sociétal. A ce titre, ce prix littéraire lui va particulièrement bien. Et on ne peut que recommander cette lecture à toutes les générations.
"Que vous souffriez d'un problème pelliculaire persistant, de mycoses vaginales, de poussées d'eczéma dans l'anus, d'un intérêt obsessionnel pour la taxidermie des ratons-laveurs, que vous ayez toujours rêvé de violer des femmes dans le coma, de mordiller les talons cornés d'un sexagénaire ou la certitude de ne pas avoir été réincarné dans la bonne enveloppe corporelle suite à une erreur cosmique, vous pouvez le dire à internet et personne ne vous jugera. Parce qu'on ne peut plus juger à cette échelle. C'est ça la beauté du web : ce nombre exponentiel de vidéos de mauvaise qualité, d'enfants obèses qui dansent torse nu devant le miroir de leur salle de bain en faisant rouler leurs bourrelets sur de vieux tubes de Selena Gomez, d'aspirants musiciens sur le déclin, éraillant les cordes de leur guitare mal accordée, seuls dans leur chambre et qui se retrouvent, contre toute attente, avec des millions de visiteurs uniques sur Youtube, de prépubères qui donnent des leçons de maquillage face webcam en étalant du fond de teint sur leurs pustules tumescentes, de chats qui font des trucs de chat dont tout le monde se fout d'habitude et qui réunissent plus d'admirateurs que la liste séculaire de tous les prix Nobel et de tous les médaillés Fields confondus, de groupes de rock, de rap, de pop portés aux nues par la presse internationale et humiliés par quelques commentaires sur leur fan page parce qu'il se trouve toujours une poignée de haters pour dire que le rock, le rap ou la pop c'était mieux avant, de milliards de milliards de milliards d'opinions infondées, d'arguments inexacts, d'injures gratuites et de grandioses questions posées à Google sur la teinture des poils pubiens, les lymphomes cutanés et l'étendue de l'univers observable... Demandez ce que vous voulez dans la barre de recherche, personne ne vous jugera. Filmez-vous en train de chier, personne ne vous jugera. Vous êtes sur internet." (page 301)
"Elle a menti pour les ailes" - Francesca Serra - Editions Anne Carrière - 472 pages