Fille, femme, autre - Bernardine Evaristo
Si je devais trouver une image à laquelle comparer ce livre, je choisirais celle d'une symphonie orchestrée avec une impeccable maîtrise. Une partition à douze instruments qui sont autant de femmes, noires, dont les destins se croisent, s'entremêlent sur plusieurs décennies dans un Royaume-Uni oscillant entre intégration et rejet. Chacune joue sa petite musique, certaines se répondent, d'autres s'enchaînent, les mélodies s'agrègent, se complètent, s'enroulent pour former un seul et même chant, celui de la quête de liberté et de l'affirmation de soi. C'est impressionnant. Les jurés du Man Booker Prize ne s'y sont pas trompés qui l'ont couronné en 2019.
Elles sont nées filles et noires, dans des nuances plus ou moins foncées. D'origines africaines, caribéennes, arrivées sur le territoire britannique pour diverses raisons et par différents moyens. Sous lesquels affleure le passé colonialiste et esclavagiste. Chacune a son histoire, souvent douloureuse. Complexe. Des parcours pleins d'obstacles. Il est ici question d'émancipation, de découverte de soi, de détermination à vivre selon ses aspirations. Sexuelles, de genre, ou professionnelles. Seules ou accompagnées. Plusieurs générations se croisent, les chaînes viennent de loin, les initiatives pour les scier également. Courageuses, plus discrètes ou carrément militantes. La plupart des personnages sont contemporains mais grâce à des incursions dans le passé, l'auteure donne de l'ampleur au tableau qui se dessine. Une histoire du monde en quelque sorte.
Il n'y a presque pas de points. Un seul par chapitre avant de passer au suivant. Mais ce n'est pas un caprice, cela donne un rythme au récit, comme dans une farandole qui entraîne petit à petit tous ceux qui sont à portée de main. Et cela ne gêne en rien la lecture, bien au contraire, comme si le lecteur était lui aussi attiré dans la ronde. Tous ensemble. Les uns à côté des autres. Contre, tout contre. Si différents et pourtant si semblables. Amma, Dominique, Yazz, Bummi, Pénélope... et nous. C'est à la fois moderne, très libre et ancré à la source de l'humanité. Le ton m'a souvent fait penser à Chimamanda Ngozie Adichie par sa liberté, sa façon assez directe de constater sans couper les cheveux en quatre.
Surtout, la construction est remarquable. D'une précision horlogère. Chaque élément venant se glisser comme par magie aux côtés des autres, façon puzzle en trois dimensions, sans jamais déranger la fluidité d'un récit dans lequel je me suis immergée avec bonheur. L'étayant au fur et à mesure. Créant des liens entre les personnages, bien au-delà des évidences ou des a priori. Jusqu'au final, magistral.
Et dire que c'est un livre qui me faisait peur et que j'hésitais à lire. Heureusement, une précieuse amie a eu l'heureuse idée de me l'offrir pour mon anniversaire. Le plaisir n'en est que plus fort.
"Fille, femme, autre" - Bernardine Evaristo - Editions Globe - 472 pages (traduit de l'anglais par Françoise Adelstain)