Des milliers de lunes - Sebastian Barry
"Je suis issue de la plus triste des histoires sur terre. Je suis l'une des dernières à savoir ce qu'on m'a pris, et ce qui existait avant qu'on me le prenne".
Elle s'appelle Winona et c'est ainsi qu'elle nous accueille dès la première page. Celles et ceux qui ont lu Des jours sans fin la connaissent, ils ont partagé avec elle les drames les plus horribles et toute la tendresse offerte par sa drôle de famille recomposée. Elle s'appelle Winona Cole, fille adoptive de John Cole et de Thomas McCulty, amis, compagnons d'armes et amants, qui l'ont recueillie alors que sa famille, des indiens Iakota a été exterminée. Dans la ferme du Tennessee où ils espèrent vivre paisiblement de longues années de paix après trop de guerres, de morts, de sécession et de massacres, on trouve aussi deux esclaves affranchis. C'est dans cet environnement aimant que Winona grandit et devient une belle jeune fille de dix-sept ans, consciente du tragique de son histoire mais apaisée et nourrie par l'attention véritable que lui portent John et Thomas : "John Cole, la quille du bateau que j'étais, Thomas incarnant les rames et les voiles". Elle s'appelle Winona et c'est elle qui raconte, d'une voix marquée par la mémoire de ses origines et de l'extermination des siens, façonnée aussi par l'équilibre affectif offert par sa singulière famille adoptive, et mise à l'épreuve par la persistance des hommes à la férocité, à la violence et à l'intolérance. Car Winona, suffisamment instruite pour trouver un emploi chez un homme de loi, séduisante au point d'attiser la convoitise et d'envisager le mariage, Winona est sans arrêt renvoyée à ses origines, comme tous celles et ceux, dans ce sud battu mais dont les idées fument encore, qui subissent les représailles des nostalgiques de la suprématie blanche. Un jour, la jeune fille est agressée, et cela pourrait remettre en cause des années de fragile équilibre...
C'est un plaisir de retrouver la plume sensible de Sebastian Barry, la beauté d'une écriture qui s'attache aux émotions et offre de superbes moments. Un plaisir de retrouver ces personnages si marquants avec lesquels je vis depuis ma lecture de Des jours sans fin ; les liens qui les unissent sont si forts, si singulièrement beaux qu'on a rarement aussi bien parlé de ce qui pouvait constituer une famille. L'auteur continue à revisiter le western, à dresser le tableau peu reluisant de l'Histoire des États-Unis qui se sont construits dans le sang, on le sait. Mais il apporte à l'ensemble un supplément d'âme qui tient à l'humanité de son regard autant qu'à l'élégance de sa prose. Un superbe roman sur la mémoire, l'identité, la résilience, porté par la figure d'une héroïne inoubliable. Décidément, on n'oublie pas les mots de Sebastian Barry.
"Des milliers de lunes" - Sebastian Barry - Éditions Joëlle Losfeld - 240 pages (traduit de l'anglais (Irlande) par Lætitia Devaux
NB : On peut tout à fait lire Des milliers de lunes sans avoir lu Des jours sans fin, mais franchement, c'est dommage.