Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes - Lionel Shriver
Lionel Shriver est en pleine forme, ce roman tient toutes ses promesses. C'est caustique, finement observé, volontairement provocateur. Autant dans l'analyse psychologique du couple et de son évolution que dans le regard porté sur notre société. Je me suis régalée. Mais j'aime quand ça mord et l'auteure a la dent dure et l'art de la porter là où ça fait mal.
Lionel Shriver est en pleine forme (j'ai pu l'observer lors de sa venue au Salon du Livre du Mans pour une rencontre de haute volée) ce qui n'est pas le cas de son héroïne. Serenata, 62 ans et des genoux rongés par l'arthrose qui l'obligent à mettre un frein à ses (bonnes) habitudes sportives, elle qui courait régulièrement ses 15 km et dont le vélo était le moyen de transport favori. C'est le moment que choisit son mari, Remington pour lui annoncer qu'il compte courir un marathon. A 64 ans, il n'a pourtant jamais couru de façon un tant soit peu sportive, n'a même jamais montré une once d'intérêt pour cette pratique. On n'en dira pas plus. Ceux qui connaissent Lionel Shriver savent tout son talent à décortiquer le couple à l'aune des crises qu'il traverse et on voit bien tout le potentiel explosif de cette situation de départ. Ajoutons à cela le caractère bien trempé de Serenata, teinté de misanthropie, le désir latent de revanche chez Remington dont la mise à la retraite a été quelque peu brutale et deux enfants adultes que leurs parents considèrent comme des cas sociaux. Le cocktail arrive à ébullition.
Pour Lionel Shriver, c'est l'occasion de passer en revue le culte du corps et de l'effort d'individus en quête de sens et de reconnaissance. De scanner de son œil laser tout le business qui gravite autour, depuis les équipementiers jusqu'aux coachs sportifs et d'interroger la dangerosité d'un système poussé à l'extrême. Elle en fait ressortir avec une évidente cruauté non dénuée de vérité les tendances sectaires et ose le parallèle avec la religion. Mais sa démonstration cinglante fonctionne car elle s'appuie sur un contexte sociétal qui ramène aux sources du mal : société de l'image, jeunisme, culture de l'apparence et règne de l'incompétence. Et sur des personnages tellement crédibles et incarnés qu'ils font forcément écho à des tas de sentiments qui ont un jour traversé l'esprit du lecteur.
Lionel Shriver est en pleine forme et nous livre un roman extraordinaire sur l'appréhension du vieillissement, le parcours douloureux de chacun face à la descente inévitable et les maigres moyens à sa disposition pour résister et surtout s'accepter quand on devient invisible ou pire, gênant pour le reste du monde. Tout cinglant soit-il, son propos n'en reste pas moins empreint de la fragilité qui caractérise notre condition humaine. Et touche infiniment juste.
"Quatre-heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes" - Lionel Shriver - Belfond - 384 pages (traduit de l'anglais (EU) par Catherine Gibert)