L'autre moitié du monde - Laurine Roux
Le truc que je me suis dit en découvrant le nouveau roman de Laurine Roux c'est combien ça avait l'air facile l'écriture. Je n'ai pas envie de savoir combien de temps elle a mis pour écrire ce livre, si elle a lutté, s'il a fallu de nombreux allers et retours avec ses éditeurs, si elle a souffert. Je ne veux conserver que cette impression d'évidence, de fluidité, de beauté, de sensualité. Comme une synthèse parfaite de toutes les promesses des deux précédents livres, une atmosphère par-ci, un talent de conteuse par-là, la capacité à planter un décor, à le faire exister et percevoir par tous les sens. La nature comme une sève puissante pour irriguer la plume. Il y a tout ça dans L'autre moitié du monde. Tout ça et la force de la grande histoire, les drames qu'elle charrie dans l'intimité des êtres, la grandeur de celles et ceux qui se lèvent et résistent. Tout ça et des personnages inoubliables, faits de chair et de sang, vibrants, solaires. De ceux que l'on n'a aucune envie de quitter.
Le décor c'est le delta de l'Ebre, dans l'Espagne des années 30. Une Espagne rurale, des vies de paysans au milieu des rizières, un travail éprouvant mais la chaleur d'un foyer et celle de l'amitié et de l'entraide face à la dureté des propriétaires terriens. C'est là que grandit Toya, enfant sauvage mais choyée par Juan et Pilar ses parents, au contact de la nature, des marais et du spectacle de la faune. Le soir au coin du feu leur parviennent les échos des affrontements entre nationalistes et républicains que les journaux relatent et qui vont bientôt inspirer la révolte des paysans face au joug pervers de la marquise et de son fils, un salopard un vrai. Le drame couve, les esprits s'échauffent, l'apprentissage de Toya va soudain prendre une dimension tragique.
Dans ce décor que l'on ressent comme la quintessence de l'équilibre naturel, Laurine Roux fait se côtoyer les influences, la beauté et la laideur dans un âpre combat qui reflète ce qui se joue à une plus grande échelle dans le pays et bientôt dans le monde. Toya rencontre les mots et la musique grâce à la figure de l'instituteur, Horatio ; son monde fait de nature et nourri aux fabuleuses recettes de sa mère va être bousculé par la mort puis la guerre autant que par l'amour. Mais le delta portera à jamais le souvenir de ces années-là, des combats et de ceux qui les ont menés.
L'émotion passe par la grâce d'un bouquet sur le bord d'une route, l'écho d'une note de musique, la fierté d'un front qui se relève et d'un regard qui ne fuit pas, le fumet d'un plat qui mijote, le jus d'une tomate qui s'échappe des lèvres entrouvertes. Le soleil chauffe les cœurs, échauffe les esprits. Il est question de liberté, celle qui se conquiert puis se défend avec acharnement. Et puis d'amour, envers et contre tout.
Quel souffle !
"L'autre moitié du monde" - Laurine Roux - Les éditions du Sonneur - 252 pages