La femme d'après - Arnaud Friedmann
Arnaud Friedmann est un passionné de tennis. Quel rapport avec la littérature ? Je vais y venir. Il est aussi un maître de l’ambiguïté, capable de se glisser avec une justesse captivante dans l'esprit d'une femme et d'en décortiquer minutieusement les impulsions électriques qui le traversent. C'était déjà le cas dans Le tennis est un sport romantique, le roman par lequel j'ai fait sa connaissance et d'où on ressortait sans être sûr de rien quant à la version de l'histoire proposée par son héroïne. Ici, il franchit un cap supplémentaire dans la plongée psychotique, l'air de rien. Ça se fait progressivement, à la première personne du singulier. Le lecteur est directement projeté dans l'esprit de la narratrice, d'abord primesautier avant que la tension et le malaise ne gagnent, sans ostentation, mais sur un fil que l'on sent prêt à se rompre au gré d'un crescendo bien maîtrisé. Arnaud Friedmann est un joueur de fond de court. Patient. Méthodique. Il construit son point pas à pas, gagne méthodiquement du terrain avant d'asséner le coup fatal. Imparable.
Tout se joue en quelques secondes. A Montpellier, alors qu'elle quitte le domicile d'un amour de jeunesse revu vingt ans plus tard et que flotte le doux parfum d'une promesse de renouveau, la narratrice croise la route de quelques jeunes en goguette qui l'interpellent, un poil menaçants. Elle fait face, ils s'éloignent. Mais le charme est rompu. Le lendemain elle apprend dans la presse qu'une jeune fille a été retrouvée morte à quelques mètres de ce même endroit, a priori l’œuvre de ceux qu'elle a croisés. Un drôle de sentiment s'empare d'elle. Pourquoi est-elle passée entre les mailles ? Pourquoi n'ont-ils pas "voulu" d'elle ? Leur a-t-elle paru trop vieille ? C'est le début d'un questionnement obsessionnel qui va l'amener à revenir deux étés de suite sur les lieux et à faire face aux failles encore béantes sur lesquelles elle s'est construite. Pourquoi cette "non-agression" bouleverse-t-elle autant cette femme de cinquante ans, mère de deux adolescentes, à l'apparence solide et sans histoire ? Que remue cet événement au plus profond d'elle-même ? C'est tout l'objet du minutieux travail d'Arnaud Friedmann qui vient saisir la fragilité de la psychologie d'une femme au milieu du gué, soumise à tant d'injonctions contradictoires depuis l'enfance et dont la vulnérabilité est soudain exposée dans toute sa complexité. C'est très finement observé, mené. La bascule est progressive, le malaise diffus. Cette femme intrigue, agace, émeut, effraye. On marche sur des œufs, la folie affleure, on ne sait jamais très bien ce qui se joue exactement. Jusqu'à la rupture. Ou pas.
Les dernières pages sont haletantes, une ultime accélération de coup droit laisse le lecteur sur place. Le match est plié, avec la manière.
"La femme d'après" - Arnaud Friedmann - La manufacture de livres - 200 pages (parution le 6 janvier 2022)