Un aparté sur le toit avec... Anaïs Llobet
C'est un mardi matin, le soleil a gentiment décidé de faire le voyage depuis Chypre avec Anaïs qui pose ses valises pour une semaine à Paris. Et je suis loin de faire la fine bouche après des jours de brouillard sarthois. La terrasse des Éditions de L'Observatoire est l'un des plus beaux spots du quartier mais c'est au chaud derrière la vitre que nous menons l'entretien. La dernière fois que nous nous sommes vues c'était dans un salon de thé du 9ème arrondissement en compagnie d'autres blogueurs, pour la parution du fabuleux Des hommes couleur de ciel, il y a trois ans. Entre temps, il y a eu ce transfert à Chypre, la naissance de Kira et donc la parution toute fraîche de ce troisième roman, Au café de la ville perdue. Pas mal.
Anaïs Llobet s'est d'abord lancée dans le journalisme par envie de recueillir les histoires des autres et de les transmettre, rien d'étonnant à ce que cette curiosité et cette attention à l'autre irriguent à présent ses romans. Je lui fais remarquer que chaque nouvelle affectation géographique lui offre un nouveau sujet et elle ne se défend absolument pas de la nécessité de ressentir l'inspiration du lieu. Elle se dit incapable de parler d'elle, il lui faut d'autres vies que la sienne pour trouver matière à écrire. Et la fiction lui offre un terrain qui la libère des contraintes d'un journalisme qui se doit de rapporter les faits vérifiés là où le romancier peut utiliser de nombreuses voies pour poser des questions. A commencer par les personnages. Tous ceux qui ont déjà lu Anaïs Llobet savent à quel point les personnages de ses romans sont incarnés, chargés en émotions, et que ce sont souvent eux qui portent le livre. Si c'est aussi le cas dans ce dernier opus, quelques éléments intéressants et instructifs viennent compléter le tableau et apporter une nouvelle dimension. Il y a la ville de Varosha qui devient un personnage à part entière. Anaïs l'a d'abord observée, fascinée. Puis y est entrée lorsque les grilles se sont ouvertes. Elle a parcouru les rues abandonnées, longé les murs lézardés et parfois effondrés, scruté les vestiges des vies figées comme elles ont pu l'être lors de l'éruption du Vésuve à Pompéi. Elle y a senti le souffle du tragique, aurait voulu que ces murs puissent raconter leur histoire. Et il y a le personnage de l'écrivaine française, sorte de double dont la présence lui a semblé nécessaire pour ne pas donner l'impression de s'approprier une histoire dont elle n'est que spectatrice, comme un réflexe de pudeur face à la réalité du drame qu'ont vécu et vivent encore certains chypriotes. Avec pour corollaire un espace de dévoilement inédit et touchant ; et surtout une construction qui s'enrichit de plusieurs niveaux et gagne ainsi en profondeur. Mais ne comptez pas sur Anaïs pour se déclarer satisfaite, le doute ne la quitte pas, sauf peut-être lorsque les retours de lecteurs conquis commencent à fleurir.
Il faut dire que les événements ont fait exploser sa routine d'écriture, l'arrivée de Kira a aspiré les heures et l'énergie. Il a fallu à Anaïs un super compagnon qui assure (et qui en est crédité dans les remerciements) et un congé parental pour enfin parvenir à coucher sur le papier l'histoire qui avait peu à peu squatté son esprit. Trois mois d'écriture intensive (pas du tout au café, ça c'est pour la fiction) à partir d'une structure et de personnages connus. Anaïs peut parler des heures de son bonheur d'avoir trouvé avec ses éditrices un cadre de travail fait de confiance et de sincérité. Elle a besoin des avis des autres, ceux qu'elle sait être sans concession. Sa semaine française va passer vite, quelques interviews, des rencontres en librairies... Beaucoup de lecteurs vont découvrir l'histoire de Chypre, tout comme ils ont pris conscience de la situation des homosexuels en Tchétchénie avec Des hommes couleur de ciel. Et puis un jour, le regard d'Anaïs va être capté par d'autres destinées... En attendant, elle compte bien faire le plein de livres avant de repartir à Chypre. Elle a déjà une petite liste grâce aux repérages sur les blogs qu'elle suit. Elle alterne classiques et contemporains, plutôt en poche pour pouvoir en transporter plus sans excédent de bagage. Ses dernières lectures aimées ? Aurélien d'Aragon, Les raisins de la colère de Steinbeck et Fille, Femme, autre de Bernardine Evaristo.
Le temps passe vite en bonne compagnie sur les toits de Paris ; nous avons chacune d'autres rendez-vous. C'était chouette. Il ne me reste plus qu'à attendre tranquillement et sereinement le prochain Llobet.
Les romans d'Anaïs Llobet : Les mains lâchées (Plon/2016), Des hommes couleur de ciel (L'Observatoire/2019) et Au café de la ville perdue (L'Observatoire/2022)