Une ascension - Stefan Hertmans
Décidément, Stefan Hertmans excelle à faire parler les pierres. Il avait déjà puisé dans les pavés moyenâgeux du village de Monieux dans le sud de la France la matière du superbe roman qui m'a fait connaître sa plume, Le cœur converti. Cette fois, c'est une vieille maison d'un quartier de Gand tombé en désuétude qui le met sur les traces d'un odieux personnage qui jeta toutes ses forces dans la collaboration avec les SS lors de l'occupation de la Belgique à partir de 1940. Une maison que l'auteur a habitée pendant vingt ans avant de réaliser qui elle avait abrité et d'entreprendre des recherches minutieuses pour reconstituer les faits et gestes de Willem Verhulst puis nous les restituer avec la sensibilité aigüe du romancier.
Pour celles et ceux qui, comme moi ignorent à peu près tout de l'histoire chahutée de la Belgique, partir dans les traces de cet homme revient à ébaucher le parcours d'un nationaliste flamand marqué dès l'enfance par le très fort antagonisme entre ceux qui parlent le français et ceux qui parlent le flamand, avec même une cour de récréation séparée en deux dans l'école anversoise où il suit sa scolarité. Stefan Hertmans mène son enquête comme un biographe et comme un historien, à travers les nombreuses archives, les écrits laissés par Verhulst et les membres de sa famille (c'est incroyable le nombre d'individus qui tenaient leur Journal à cette époque) mais également les témoignages de ses deux filles devenues des vieilles dames. Et ce qu'il s'attache à mettre en évidence est quelque chose sur quoi le commun des mortels ne prend pas le temps de s'arrêter, ce que représentent vraiment certains actes et pourquoi il est important de le faire savoir. Ce que signifie "être du mauvais côté", au-delà des mots. Il aimerait interroger les murs, il pousse même jusqu'à aller visiter la carrière de Comblanchien, village de Bourgogne dont fut extrait le marbre qui orne la cheminée de la maison et sur laquelle fut posé un buste en plâtre d'Hitler.
"Un buste de... ? Ici, dans cette maison ? Mais c'était quel genre de personnes ? Les avait-il connues, monsieur notre notaire ? Absolument, a-t-il dit en hochant la tête, et très bien même, monsieur. Il a reniflé, songeur. Ce n'étaient pas de mauvaises personnes, vraiment, enfin, à l'exception du père, mais bon, lui non plus n'était pas une mauvaise personne au fond..."
Hum, oui, voilà. L'enquête montre qu'il fut un vrai salaud, collabo enthousiaste et volontaire, il sera emprisonné après la guerre, condamné à perpétuité mais remis en liberté conditionnelle à partir de 1953 grâce à l'influence de son fils aîné dans les milieux maçonniques tellement honnis, ironie du sort. Il touchera même une pension de guerre octroyée par l'Allemagne aux anciens collaborateurs (!!!), principe dont j'ignorais tout. Stefan Hertmans frissonne à l'idée de l'avoir peut-être croisé sans le savoir alors que son enquête met au jour des lieux qu'ils ont fréquentés tous les deux. Il est aussi et beaucoup question d'une famille partagée entre honte, liens filiaux et maritaux, dont l'auteur restitue la dignité avec empathie.
Ce que les lieux portent en eux est un questionnement universel - personnellement je ne peux ôter de mon esprit les images des bâtiments parisiens ornés des drapeaux à croix gammées - le temps a passé mais les empreintes sont toujours là, enfouies dans la mémoire de millions de pierres que Stefan Hertmans et peut-être d'autres n'ont pas fini de fouiller. Ici, le résultat est sidérant et fascinant.
"Une ascension" - Stefan Hertmans - Gallimard - 480 pages (traduit du néerlandais (Belgique) par Isabelle Rosselin)