Les Enfants endormis - Anthony Passeron
"Sans doute que ça a commencé comme ça. Dans une commune qui décline lentement, au début des années 1980. Des gosses qu'on retrouve évanouis en pleine journée dans la rue. On a d'abord cru à des gueules de bois, des comas éthyliques ou des excès de joints. Rien de plus grave que chez leurs aînés. Et puis..."
Dans ce roman passionnant que j'ai dévoré d'une traite, Anthony Passeron explore l'histoire de sa famille à l'aune d'une crise qui a ébranlé le monde entier et mobilisé des armées de chercheurs, le virus du sida. D'un côté un village tranquille de l'arrière-pays niçois, loin des avant-gardes parisiennes, une famille que l'on connaît et que l'on respecte, bouchers de pères en fils. De l'autre, les coulisses d'une course contre la montre depuis l'apparition des premiers cas qui laissent perplexes et divisent sur le mode de transmission, les difficultés à coordonner les différents groupes, la concurrence acharnée que se livrent les équipes à différents endroits de la planète. Dans la famille, c'est le père de l'auteur pourtant fils cadet qui est devenu boucher. De l'aîné, Désiré on parlait peu. C'est ce qui motive l'enquête de l'auteur qui va faire émerger les souffrances enfouies de toute une famille, si seule face à un mal dont on peine à identifier les sources et qui entraîne peurs et stigmatisation, surtout dans un petit village. Sans parler des dommages collatéraux. Du côté des chercheurs, les progrès sont lents, les enjeux énormes face au désespoir induit par la croissance exponentielle du nombre de victimes.
"Rarement les scientifiques ont côtoyé la mort d'aussi près et se sont confrontés d'aussi près à leurs propres échecs. C'était d'ordinaire le lot des médecins. L'épidémie de sida bouleverse tout, notamment la relation du chercheur au malade. Elle rend la communication entre eux indispensable, fait tomber les cloisons qui les ont longtemps tenus à distance. Soudain les échecs de la recherche ne se traduisent plus uniquement par des chiffres inscrits dans des comptes rendus, sur des écrans d'ordinateur, mais aussi sur des visages désespérés".
Anthony Passeron tient son texte de bout en bout, l'alternance des chapitres apporte du relief, elle est aussi celle des angles de vue et contribue à ancrer la narration dans un rythme addictif qui n'a besoin d'aucune esbroufe pour captiver. Les pages se tournent avec avidité, l'intérêt ne faiblit pas et se mêle à une réelle empathie envers ces destins fracassés ; l'émotion est là, face aux mots qui viennent briser un silence né du désarroi et de la honte. Des mots auxquels on devine un pouvoir universel, celui de remettre en lumière des milliers de Désiré.
C'est sublime d'implacable sobriété.
"Les Enfants endormis" - Anthony Passeron - Globe - 278 pages
Un vrai plaisir de partager cette lecture avec Delphine qui affiche le même enthousiasme.