Les raisins de la colère - John Steinbeck
Je n'avais encore rien lu de Steinbeck, il n'est jamais trop tard. Et puis les nouvelles traductions offrent l'opportunité de remettre certains titres dans l'actualité d'où en fait ils n'auraient jamais dû sortir. Les raisins de la colère a été publié en 1939 et pourtant son propos n'a pas pris une ride. Il a simplement changé de dimension, la mondialisation est passée par là. C'est sans doute l'apanage des grands livres que de trouver à résonner toujours, quatre-vingts ans plus tard. Je n'avais encore jamais lu Steinbeck et c'est fort dommage car je pense que je n'aurais pas abordé la littérature américaine de la même façon. Je sors assez épatée de la construction de ce roman et me rends ainsi compte de tous les écrivains qu'il a pu inspirer. Il jette une lumière un peu différente sur des romans d'auteurs contemporains qui me semblent à présent moins originaux. Je ne m'attendais pas à accrocher autant.
Années 30 pendant la Grande Dépression. L'épopée de la famille Joad est celle de milliers d'individus, des fermiers pour la plupart, jetés sur les routes dans l'espoir de trouver à l'Ouest le travail qu'ils ont perdu suite au rachat de leurs terres par des investisseurs. Le capitalisme est à l’œuvre, dans toute sa splendeur décrite avec force précision et colère dans les courts chapitres qui s'intercalent entre ceux qui racontent la progression difficile de la famille. D'un côté le mouvement d'ensemble, la course aux profits qui passe par la productivité et nie l'humain, de l'autre les destins de ceux qui ne demandent qu'à vivre de leurs terres ou de leur travail, de manger à leur faim et se coucher sous un toit qui les protège de la pluie. Les Joad étaient des fermiers, ils sont désormais des migrants entassés dans un vieux camion, accueillis avec méfiance en Californie par les habitants qui voient d'un mauvais œil ce surcroit de main d’œuvre. Exploités par les propriétaires terriens au service de la productivité et du profit. Surveillés, humiliés voire niés, maintenus dans la précarité, écartés à la moindre tentative de protestation. Y a-t-il de la place pour autre chose ? Certains veulent y croire encore, à leurs risques et périls.
C'est un roman fort, qui oblige à regarder en face ce que des hommes imposent à d'autres au nom de l'argent. C'est un roman déchirant dans ce qu'il montre des effets très concrets du processus à l’œuvre sur l'existence des individus. Le lire aujourd'hui c'est aussi se prendre en plein visage le constat que rien n'a changé seul le terrain de jeu s'est agrandi. Crises, exil, survie, rejet. Et l'épuisement de la terre, déjà. A sa sortie ce roman a connu le succès mais scandalisé les américains au point d'être interdit dans certaines villes de Californie (pas très agréable l'image renvoyée par le miroir, ni ces vélléités de faire passer des idées socialistes...) mais a aussi valu le Pulitzer à son auteur en 1940. Les ravages du capitalisme ont inspiré d'autres écrivains, il n'a pas été éradiqué pour autant. Preuve qu'on ne lit pas assez dans le monde.
"Les raisins de la colère" - John Steinbeck - Gallimard - 696 pages (nouvelle traduction de l'anglais (E.U.) par Charles Recoursé)