La mer de la tranquillité - Emily St. John Mandel
"Mais qu'est-ce qui fait qu'un monde est réel ?" Vaste question qui autorise Emily St.John Mandel à en explorer toutes les facettes grâce à la magie de la littérature. Les réalités alternatives étaient déjà au cœur de L'hôtel de verre, son précédent roman et ce n'est pas un hasard si l'on croise ici deux de ses protagonistes, Vincent et Mirella. Ses fidèles lecteurs ne seront pas non plus surpris de retrouver son goût pour les puzzles même si elle trouve le moyen de se renouveler avec brio et, je dois dire une certaine grâce. La forme ludique de ce roman est partie prenante de l'expérience dans laquelle est invité le lecteur. Expérience spatio-temporelle, perte de repères, incursions dans le futur autant que dans le passé doublées de quelques mises en abyme aussi vertigineuses que malicieuses.
1912, 2020, 2203, 2401. Ce sont les quatre époques à travers lesquelles l'autrice embarque ses héros, entrecroise les événements et perd le lecteur avant de le récupérer un peu ébaubi par le voyage. Quel est l'étrange phénomène qui se produit à un endroit bien particulier de l'île de Vancouver et qui met en rapport plusieurs individus vivant pourtant à des époques différentes ? Il faut se laisser guider dans les méandres des chemins tracés par une autrice surdouée mais surtout consciente du pouvoir de l'imaginaire, accompagner Ephrem dans ses voyages temporels depuis sa colonie lunaire, Olive dans la tournée de promotion de son dernier roman dont l'impact pourrait dépasser le cadre littéraire, faire attention aux images a priori anodines captées lors d'un concert, se souvenir de Vincent. Et croire.
Le premier tiers est intriguant, des anomalies se glissent dans le récit sans que l'on comprenne tout de suite de quoi il s'agit, et puis tout ça commence à prendre sens, sans pour autant cesser de surprendre. Comment être sûr que nous vivons dans un monde réel ? Ceux qui ont lu L'anomalie (Hervé Le Tellier) ne seront sans doute pas surpris par la question, j'y ai pensé tout au long de ma lecture car - même si leurs deux romans sont très différents - je serais curieuse d'entendre dialoguer les deux auteurs lors d'une rencontre sur leurs approches des réalités alternatives et la façon dont la littérature s'en mêle. En attendant, j'ai encore une fois été totalement captivée par Emily St. John Mandel, son habileté à dessiner des univers habités, sa logique déroulée tout en finesse. Son besoin d'explorer le futur pour mieux interroger le présent. Et la fiction pour mieux conjurer nos peurs. Virtuose, tout simplement.
"La mer de la tranquillité" - Emily St. John Mandel - Rivages - 298 pages (traduit de l'anglais (Canada) par Gérard de Chergé)