La géométrie des possibles - Edouard Jousselin
Le roman choral est un exercice particulièrement difficile. Il faut parvenir à tirer des fils qui a priori n'ont pas vocation à tisser la même toile, les réunir sans casser la trame, dessiner des motifs différents et parvenir quand même à l'harmonie. Alors quand on tombe sur un exemple parfaitement exécuté, suffisamment addictif pour que ses 600 pages soient englouties en trois jours on a juste envie de refiler le bon filon à tous les copains lecteurs. L'année commence bien.
Dans ce roman ambitieux, Edouard Jousselin nous promène entre le Morvan, Los Angeles, Paris et l'Oklahoma, multiplie les sauts dans le temps - grosso modo entre les décennies 1990 et 2010 - et parvient à capturer notre époque avec une acuité mordante. Ses points de repère sont des moments phares de notre histoire récente - périodes d'élections présidentielles, attentats spectaculaires et meurtriers - qui impactent le collectif autant que les individus. Les personnages qu'il met en scène ont leurs propres ambitions, agendas, aspirations mais ne peuvent s'extraire d'un destin plus global de la communauté humaine à laquelle ils appartiennent. Ceux que l'on croise ici n'ont a priori rien en commun : une mère de famille qui s'ennuie au fin fond du Morvan, un spécialiste de cyber criminologie au FBI, un supporter de l'AJ Auxerre, un migrant mexicain, un producteur de cinéma, un père de famille américain, une aspirante comédienne ou encore quelques étudiants ambitieux en école de commerce. Pourtant, sur un rythme fou et dans une spirale de plus en plus addictive, l'auteur nous les rend bientôt si familiers, nous intéresse tellement à leurs histoires qu'on a l'impression de les avoir toujours connus. L'intrigue se déplace comme une boule de flipper allumant à chaque fois un coin de la scène, navigant à travers les faux-semblants mais prenant le temps de focus suffisamment incarnés pour donner corps aux acteurs et aux situations. De l'élection de Jacques Chirac aux ronds-points des gilets jaunes, de l'attentat d'Oklahoma City à l'élection de Donald Trump, les destins individuels tentent de garder le cap chacun dans son univers.
Lucidité et férocité sont de la partie, carburant essentiel d'un jeu dont aucun des protagonistes ne possède toutes les cartes. La toile politique et sociétale structure l'ensemble en multipliant les angles de vue sous l'égide d'ancêtres morts et enterrés depuis longtemps, cohorte que chacun sait devoir rejoindre tôt ou tard. Mais pas avant de s'être beaucoup démené, agité dans tous les sens. Rendons grâce à l'écrivain d'en sublimer si bien la matière.
"Il existe une hygiène du mensonge. Il suffit de répéter les phrases, comme une récitation de cours élémentaire. Après un certain temps, mentir ne coûte plus rien. Cela devient aussi facile que de dire la vérité. Plus tard encore, le vrai et le faux se dissolvent l'un dans l'autre, comme deux solubles dans un même vase. Ce n'est pas qu'ils sont indissociables, non, ils disparaissent tout simplement, et laissent place à quelque chose de bien plus beau : une histoire."
"La géométrie des possibles" - Edouard Jousselin - Rivages - 606 pages