La pesée des âmes - Pascal Manoukian
Depuis toujours, depuis Les échoués, les romans de Pascal Manoukian sont nourris de son expérience de journaliste et de photographe, de son regard curieux et critique sur le monde. Le monde, il l'a exploré dans ses moindres recoins, surtout les moins reluisants, ceux des terrains de guerre et d'oppression. Il sait le jeu des influences, le courage des uns, l'indifférence ou le cynisme des autres ; mais il sait aussi et surtout incarner ces réalités à travers des personnages de fiction capables de nous faire ressentir ce qui se joue. Et de nous toucher au plus profond. Les hommes, voilà ce qui compte pour lui.
C'est le cas dans ce nouveau roman - mais je n'en doutais pas un instant. L'intrigue se déroule en 2016, entre Alep et Paris. Huit ans déjà. Depuis, le siège d'Alep a été supplanté sur les chaînes d'information par d'autres guerres, d'autres images d'immeubles pulvérisés et de civils en sang et en larmes. Pascal Manoukian choisit d'y revenir par l'intermédiaire d'Ernest Bollard, reporter pour une chaîne de télévision en plein changement d'actionnaire. La vie d'Ernest est faite de départs, d'aléa, d'ailleurs, d'une volonté de témoigner au plus près des populations ; il est nourri par l'exemple de son père, tué lors d'un reportage. Du côté des bureaux de la chaîne Horizon, on accueille le nouveau propriétaire, Victor Bellonne, un richissime industriel qui en évoque forcément d'autres dans l'esprit du lecteur.
Dans un parallèle savamment orchestré et sans aucun temps mort, l'auteur va nous immerger dans deux types de guerre : d'un côté Alep, le risqué et rocambolesque voyage d'Ernest pour atteindre son contact, les réalités des assiégés, la mort au coin de la rue, le cynisme des habitants de "bacharland" à Alep ouest sorte d'oasis à quelques mètres du carnage d'Alep est, les communautés improvisées, la ville et ses habitants martyrisés, l'esprit de résistance ; de l'autre, des journalistes qui se battent pour leur métier face aux velléités de transformer leur chaîne en vaste espace de divertissement, plus favorable à l'audience. L'argent, toujours. Il ne s'agit pas de comparer, ça ne saigne pas dans l'immeuble de verre qui abrite Horizon mais les deux sont liés : si la véritable information abdique, le champ est libre, encore plus libre pour tous les massacreurs. Et pour l'indifférence.
Attention, il ne s'agit pas d'un réquisitoire mais bien d'un roman, percutant, addictif, qui ne mâche pas ses mots, de ceux qui vous font passer par tous les sentiments, de la colère à la compassion. Sa réussite tient beaucoup à ses personnages, d'abord les figures bouleversantes rencontrées par Ernest dans les ruines d'Alep, la fière Nazélie ou la flamboyante Khadija et sa brigade des poètes, âmes d'une résistance héroïque, mais aussi le panel des journalistes qui incarnent bien les enjeux et batailles en cours. L'empathie de Pascal Manoukian, sa connaissance de la région lui permettent de nourrir un contexte qui rappelle tout ce qui est à jamais perdu lors d'un conflit et plus particulièrement à Alep, la belle Alep dont l'histoire et la culture se situent au croisement de tant de routes. Le ton laisse filtrer la colère de l'ancien journaliste qui assiste à l'effondrement des valeurs qui furent celles d'illustres figures avant lui, tels Albert Londres ou Joseph Kessel. Les formules claquent, les vérités s'expriment noir sur blanc, impossible de ne pas penser à ce qui se joue actuellement dans les media.
Il y a tous les ingrédients que j'aime dans ce roman, et une construction qui nous happe dans un crescendo habile qui n'oublie jamais le fond. Une incitation à la résistance sur tous les terrains, des images marquantes, des personnages inoubliables. Je ne le répèterai jamais assez : il faut lire Pascal Manoukian, c'est bon pour l'esprit et pour le cœur.
"La pesée des âmes" - Pascal Manoukian - Erick Bonnier Editions - 314 pages
Il s'agit du 5ème roman de Pascal Manoukian après Les échoués, Ce que tient ta main droite t'appartient, Le paradoxe d'Anderson et Le Cercle des Hommes.
A lire également, le riche entretien qu'il m'avait accordé en 2020 lors de la sortie de son précédent roman.