Juste avant l'Oubli - Alice Zeniter
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Après le joli succès de "Sombre dimanche", Alice Zeniter n'avait certainement pas envie de refaire le même livre et le moins que l'on puisse dire c'est qu'elle a réussi. Juste avant l'Oubli est un livre aux multiples facettes, où affleure un fort parfum de jeu. On a l'impression de voir l'auteure sourire en écrivant et en manipulant des concepts a priori sérieux pour les plier à sa démonstration. Avec le risque que l'exercice de style prenne parfois le pas sur la fluidité de la narration et que le lecteur se surprenne à analyser l'histoire plutôt qu'à se laisser porter.
L'intrigue croise plusieurs thèmes alors que l'auteure semble prendre un malin plaisir à brouiller les pistes. Sommes-nous dans une histoire à la David Lodge qui prend plaisir à ausculter les petits et grands travers des milieux universitaires ? S'agit-il d'un roman d'amour, ou plutôt sur les illusions de l'amour ? Est-ce un roman policier ? Les trois, mon capitaine ! Tout ceci mené avec virtuosité et intelligence. Grâce à un certain nombre d'ingrédients qui sont autant de brillantes trouvailles.
Le lieu d'abord. Une île imaginaire que l'auteure situe à l'extrême nord de l’Écosse, du côté des Hébrides extérieures. Un îlot dont l'histoire est marquée par les abandons successifs de ses habitants rebutés par leur isolement et la rigueur du climat. Jusqu'à ce que Galwin Donnel, écrivain célèbre, auteur de romans policiers vénérés à travers le monde décide de s'y installer après un divorce douloureux, redonnant ainsi à l'île de Mirhalay une nouvelle existence tout en entretenant le mystère autour de sa solitude et de son isolement. Un mystère qui s'épaissit lorsqu'il disparaît, sans que l'on n'ait jamais retrouvé son corps. Accident ? Suicide ? Meurtre ? Personne ne le sait. Mais l'écrivain suscite toujours l'intérêt d'universitaires dans le monde entier, occupés à décortiquer son œuvre et qui se réunissent tous les trois ans sur l'île lors de Journées d'études qui lui sont dédiées. Cette année, c'est Emilie, dont la thèse porte sur l'étude des personnages féminins dans l’œuvre de Galwin Donnel qui est chargée de l'organisation. Franck, son compagnon depuis huit ans la rejoint sur l'île où elle vient de passer trois mois et se prépare à accueillir les participants aux différents colloques. Pourtant, les retrouvailles ne sont pas si chaleureuses. Sur cette île du bout du monde, sans leurs repères habituels, les différences affleurent dangereusement et les certitudes se heurtent au pouvoir d'influence des mythes savamment entretenus.
Alice Zeniter choisit d'ailleurs de raconter l'histoire pour une grande partie par l'intermédiaire de Franck, infirmier de son métier et vraiment très extérieur aux préoccupations quotidiennes du groupe d'intellectuels réunis sur l'île et qu'il observe un peu comme s'il allait au zoo, sans comprendre grand chose aux conversations. "Ils parlaient en notes de bas de page sans que la conversation révélât jamais le corps du texte". Ce qui lui permet de se moquer gentiment d'un milieu qu'elle semble bien connaître tout en montrant le fossé qui existe entre les univers respectifs de Franck et d'Emilie. Franck ne peut que se sentir étranger, voire rejeté tandis que l'intérêt d'Emilie est tout à son colloque et à un brillant professeur au charme ravageur. En se détachant du groupe, en explorant l'île et son histoire en compagnie de son ténébreux gardien, c'est pourtant lui qui va s'approcher d'un certain nombre de vérités.
Tout comme dans son précédent livre, l'auteure parvient à créer un climat singulier, un peu étouffant sur cette île où l'on s'attend d'un moment à l'autre à une catastrophe. Elle décortique avec beaucoup de lucidité les illusions que créent l'amour ou ce que l'on croit être l'amour. Franck et Emilie ne sont pas en phase, ils ne l'ont peut-être jamais été. Est-ce que pour autant ils se mentent depuis huit ans ? Est-ce que le besoin de se voir exister dans le regard de l'autre est à ce point trompeur ? Tout ceci sous le parrainage sarcastique de l'écrivain dont les écrits accompagnent chaque chapitre (extraits de livres, interviews... parfaitement inventés et terriblement crédibles) et dévoilent un personnage tourmenté et très remonté vis à vis de la gent féminine. A chacun de puiser dans tout ça, selon ses propres questionnements.
Nous avons là un roman à haute densité, intelligent, parfois brillant. Pourtant, l'émotion ne passe pas. On admire le travail mais on reste légèrement en dehors de l'histoire, plus observateur que réellement happé. C'est dommage parce que l'ambition est là. Mais je retrouverai Alice Zeniter avec plaisir une prochaine fois.
"Juste avant l'Oubli" - Alice Zeniter - Flammarion/Albin Michel - 287 pages