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Un monde à portée de main - Maylis de Kerangal

8 Novembre 2018 , Rédigé par Nicole Grundlinger Publié dans #Romans

J'ai lu ici et là pas mal de chipotages autour de ce roman qui "n'aurait pas la puissance émotionnelle de Réparer les vivants", et d'autres choses encore... Difficile de faire exister un nouveau livre après le succès phénoménal du précédent dont le sujet contribuait nettement à l'émotion. Pourtant, la puissance est bien là. Qui naît de l'écriture, précise, travaillée tout en légèreté, mais aussi du talent de l'auteure à explorer son thème avec une ambition remarquable. Maylis de Kerangal m'avait déjà captivée avec la construction d'un pont, émue avec l'odyssée d'une transplantation cardiaque. Me voilà éblouie par cette plongée au cœur du monde de l'art du trompe l’œil. Encore une histoire de lien, comme un trait d'union entre les époques et entre les hommes.

Paula Karst, l'héroïne de ce roman, nous apparait dans une sorte de long plan séquence dirait-on au cinéma, elle dévale les escaliers de son immeuble et s'apprête à rejoindre ses amis, anciens camarades de l'école qui les a formés à l'art du trompe l’œil. Il n'a fallu que ces quelques lignes pour me scotcher une fois encore à la plume de l'auteure et donc m'attacher aux pas de Paula. Le rythme, la musique, le pouvoir d'évocation... mais que ça fait du bien de retrouver une telle écriture ! Plonger dans l'apprentissage de Paula, qui est autant celui de l'art que celui de la vie, remonter à la genèse de son amitié avec Jonas et Kate, partager leurs angoisses et leurs états d'âme face à cet art qui apparait comme mineur aux yeux des "vrais" peintres. Qu'est-ce que le trompe l’œil réellement ? Donner l'apparence du vrai. Et pour cela, ce que Paula va surtout découvrir c'est que pour copier, il faut connaitre intimement son sujet afin d'être capable de restituer bien plus qu'une apparence. Réflexion passionnante autour de la vérité et qui invite à regarder autrement toutes les formes de peinture.

A la suite de Paula, l'auteure nous entraîne dans des milieux où l'image est reine, que ce soit le cinéma et ses décors qui n'ont plus grand chose de naturel ou les halls d'immeubles cossus qui doivent refléter le standing de leurs occupants à coup de faux marbres luxueux. Mais le plus intéressant, c'est la connexion que ce travail sur la matière initie pour Paula avec le monde qui l'entoure, en particulier végétal mais aussi animal. L'attention portée aux sujets qu'elle doit imiter - une écorce de bois, des écailles de tortue, les veinures d'un marbre - lui permet de ressentir quelque chose qui touche à l'essence même de la vie. Et c'est là que l'on mesure la virtuosité de Maylis de Kerangal qui réussit une mise en abyme à la fois poétique et sensuelle, une sorte de tourbillon qui renvoie chaque être humain à son appartenance à une longue lignée de semblables qui, avec leurs moyens ont fait en sorte de témoigner artistiquement de leur époque. Une démonstration éblouissante qui trouve son point d'orgue dans la grotte de Lascaux. "Il y a des formes d'absences aussi intenses que des présences" découvre Paula, soudain clairvoyante. 

Non, hors de question de faire la fine bouche, un tel roman, une telle écriture, ce sont des cadeaux, de vrais cadeaux. On peut se faire le plaisir de déguster les phrases en les lisant à voix haute, se réjouir de l'éclairage singulier que l'auteure propose pour inviter à réfléchir sur le vivant. Savourer, tout simplement.

"L'étonnement produisant de la clarté, ils sont clairs, d'une clarté violente, l'un et l'autre, neufs et affûtés, explorant le plaisir comme une paroi sensible, usant de tout leur corps, de leur peau, de leurs paumes, de leur langue, de leurs cils, et comme s'ils se peignaient l'un l'autre, comme s'ils étaient devenus des pinceaux et s'estompaient, se frottaient, se calquaient, relevant les veines bleues et les grains de beauté, les plis de l'aine et l'intérieur des genoux : ils se précisent et se rassemblent, leur peau bientôt auréolée d'une même lumière, lustrée d'une même douceur... "

"Un monde à portée de main" - Maylis de Kerangal - Verticales - 286 pages

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E
je fais partie de ceux qui ont bcp aimé, totalement happée par le début en particulier!
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N
Et nous sommes quand même assez nombreux :-)
D
Oserais-je te dire que je n'ai pas du tout réussi à entrer dans ce livre ? Pas du tout sensible à son écriture...
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N
Il me semble que nous en avions déjà parlé, ou alors j'ai vu un de tes commentaires sur un autre billet donc ta déclaration ne m'étonne pas... Vraiment une histoire de sensibilité, oui.
N
Écoute, moi qui suis passée totalement à côté de Réparer les vivants... je vais faire l'impasse sur celui-là...
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N
Ah, forcément, ça n'encourage pas, je comprends...
C
Pour une fois, nous ne sommes pas sur la même longueur d'ondes. Autant son écriture, je trouve, s'est approprié la technique Dans Naissance d'un pont autant dans celui-ci , les aspects techniques m'ont ennuyée
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N
Tiens c'est intéressant parce que moi je trouve au contraire que son écriture s'adapte à chaque fois à son sujet, et qu'en plus elle progresse dans la fluidité... Pour moi les aspects techniques sont passés tout seuls, bien enrobés par la progression du propos.
M
Pas eu cet enthousiasme ! J'ai trouvé l'écriture très belle mais l'intrigue trop mince ! Un peu d'ennui...Mais, c'est ce qui fait la richesse de nos avis ! Merci
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N
Oui, comme je le disais dans une autre réponse, on est vraiment dans le ressenti personnel car tous les avis s'accordent sur la qualité de l'écriture, ensuite, les perceptions de l'intrigue, du rythme, de la dramaturgie diffèrent et sont aussi certainement relatives à un état d'esprit du moment...
K
Je ne sais plus, je ne sais pas. Au gré des chroniques, et sachant que je n'ai lu que deux romans de l'auteure que j'ai aimés, je ne sais toujours pas si je me laisserai tenter ou pas... parfois je dis oui, parfois je dis non.
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N
Si tu as aimé les 2 livres précédents, tu prends assez peu de risques... Ceci dit, c'est un livre qui se lit au calme, sans stress et sans impatience ; tu peux tout aussi bien le lire dans un an, son propos ne souffrira pas d'un décalage avec l'actualité...
K
J'avoue que je me suis ennuyée. Passé le début avec les retrouvailles, j'ai trouvé que ça manquait de tension dramatique (enfin, dramatique n'est peut-être pas le mot qui convient ici) et que l'écriture, très belle, ne me suffisait pas.
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N
C'est vrai ? Je ne me suis pas ennuyée un instant... Mais j'ai déjà lu ce type de ressenti, oui. Inutile de chercher des explications, on est vraiment dans le domaine du ressenti personnel.
C
Bon, comme d'hab ça me donne envie ! Moi aussi j'avais beaucoup aimé l'histoire du pont ! On sentait une vraie écriture et une originalité ; je suis contente que cela se poursuive. Merci !
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N
Non seulement ça se poursuit mais, ça s'étoffe, ça se peaufine, ça se bonifie ... :-)
M
Très belle chronique pour ce livre que j'ai apprécié moi aussi
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N
Merci ! Ravie de partager cette belle lecture !