Les simples - Yannick Grannec
Je me souviens encore de toutes les émotions qui m'ont traversée après ma lecture du précédent roman de Yannick Grannec, Le bal mécanique. Émerveillement devant une telle ambition, un véritable tour de force que ce livre d'une densité époustouflante parvenant à faire le lien entre deux époques à travers une ode à la liberté et au pouvoir de la création. Fascinant. Alors oui, l'annonce de la parution d'un nouveau roman de l'auteure a provoqué chez moi quelques frétillements de plaisir et d'impatience. La révélation de son nouveau thème - une plongée dans l'enclos d'une Abbaye du sud de la France au 16ème siècle - a titillé ma curiosité sans toutefois dissiper complètement une petite appréhension. Les histoires de bonnes sœurs, pas vraiment mon truc. Seulement, on parle de Yannick Grannec. Ses histoires n'ont rien de simple, ni d'attendu, encore moins de simpliste. Les angles, les facettes sont multiples au service d'une idée. Et celle-ci... comment vous dire ? J'en suis sortie impressionnée, charmée, totalement emballée. Et à regret.
Car la comédie humaine qui se joue ici est à la fois savoureuse, féroce et jubilatoire. On sent à chaque ligne le plaisir fou qu'a dû prendre l'auteure à mettre en scène ses personnages, à exposer leurs turpitudes, à mettre au jour leurs pensées impures et à leur mettre en bouche des propos d'une crudité réjouissante. Que ce soit au sein même de l'Abbaye où les luttes de pouvoir viennent quelque peu déranger l'existence a priori vouée à Dieu et à soulager les douleurs de ses créatures, ou bien sûr à l'extérieur où ce havre de paix excite bien des convoitises. L'Abbaye Notre-Dame du Loup bénéficie en effet d'une indépendance accordée par le Roi, grâce aux productions de leur herboriste, Sœur Clémence, doyenne des bénédictines et connaisseuse hors pair des dons de la nature dont elle compose des remèdes très prisés. L'évêque de Vence aimerait bien mettre la main sur cette communauté, la renommée et les revenus qui vont avec... Pour cela, il met au point un scénario qui vise à discréditer les sœurs et dont il est loin d'imaginer les effets et la portée réels.
Ce qui est fascinant c'est d'abord la façon dont Yannick Grannec nous transporte dans ce lieu, par-delà les époques avec une précision, une érudition qui rendent palpables les moindres recoins de l'Abbaye et les sentiments de celles qui y vivent. Cette hiérarchie écrasante, l'opposition entre les Marie et les Marthe, l'organisation régie par des règles strictes, le feu et la colère qui couvent sous les visages impassibles... On est dans une atmosphère qui s'empare du mystique pour le passer au révélateur du bruit et de la fureur des émotions humaines. Ça gronde, ça brûle, c'est fantastiquement vivant. Il n'y a plus qu'à ajouter à ce chaudron une dose d'intrigues, d'ambitions, d'interventions maléfiques et d'Inquisition... Comment voulez-vous lâcher ce livre ?
Mais je l'ai dit plus haut, il s'agit de Yannick Grannec, rien n'est gratuit. La fresque qu'elle anime ici est un formidable coup de projecteur sur la lutte des femmes en quête de liberté. Dans une société où elles sont assujetties à une tutelle car "il est universellement admis qu'il faut aux femmes, de par leur nature fragile, des murs ou un mari. L'un vaut l'autre au regard du Père", vouloir autre chose conduit à se voir taxée de folie ou pire, de sorcellerie. C'est ce fil rouge qui sous-tend l'ensemble du récit à travers deux figures magnifiques. Celle de sœur Clémence, dont l'osmose avec la nature rétablit un certain équilibre de pensée par rapport à l'univers dans lequel elle évolue depuis son plus jeune âge. Elle m'a beaucoup fait penser au personnage d'Ysabel créé par Aline Kiner dans La nuit des béguines qui certes se déroule plus de deux siècles auparavant mais dans lequel on retrouve cette difficulté pour les femmes à préserver leur indépendance. Et puis la figure de Gabrielle, l'insoumise, tournée vers le désir d'apprendre, de nourrir sa soif de connaissances, peu importent les moyens pour y arriver.
Tout ceci est bien sûr transcendé par la plume de Yannick Grannec, par son humour, sa joie, son envie de transmettre que l'on ressent tout au long de cette lecture. Les interludes entre chaque chapitre, petits poèmes ou chansons racontant des recettes de décoctions qu'il faudra peut-être essayer de reproduire, rien n'est laissé au hasard. J'aurais encore tant de choses à écrire sur ce livre... Mais vous savez quoi ? Lisez-le. C'est encore mieux. Et ce sera à votre tour de crier tout le bien que vous en pensez.
"Les simples" - Yannick Grannec - Editions Anne Carrière - 446 pages
NB : Dans Le bal mécanique, j'avais noté cette phrase : "La première injustice est celle de la naissance, la seconde, celle de la vocation. Ne pas choisir qui te donne la vie, ne pas choisir ce que tu vas en faire". Qui trouve ici un écho particulièrement intéressant, comme un fil conducteur d'une œuvre qui se construit pas à pas.