Des vies à découvert - Barbara Kingsolver
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Voilà un roman qui se mérite, un voyage au long cours dont toute la subtilité du propos se révèle dans le dernier tiers des 600 pages qui le composent. Un roman exigeant, ample, fouillé et dont les dernières notes conduisent à une sensation assez troublante, un mélange d'émotion et de déstabilisation. D'admiration aussi, face au travail monumental de l'auteure qui donne tout son sens au mot "profondeur". Barbara Kingsolver explore à travers deux histoires qui se répondent à plus d'un siècle d'écart, l'éternelle question du sens d'une existence prise en étau entre passé et avenir, immobilisme et changement, conservatisme et ouverture. A ce moment de l'histoire de l'humanité, la justesse et la force de sa démonstration résonnent de façon très perturbante.
Quel est le lien entre Willa Knox qui, avec sa famille de la classe moyenne subit de plein fouet la crise économique dans une Amérique qui s'apprête à élire Donald Trump et Thatcher Greenwood, professeur de sciences et défenseur des théories de Darwin, qui, en 1871 doit batailler ferme face à une société très conservatrice ? Une maison, à Vineland dans le New Jersey, sorte de cité utopique créée au 19ème siècle par un autocrate, Charles Landis, adepte de l'ordre et de la propreté. Une maison que ses occupants ont bien du mal à maintenir debout, quel que soit le siècle, entre précarité, course à la titularisation, charges de famille transgénérationnelles et flambée des coûts liés à la santé. La romancière construit peu à peu un captivant et subtil jeu de miroirs qui décortique les modes de vie, interroge les choix de société à travers les leaders qui soulèvent les foules. On y suit avec un plaisir non dissimulé les péripéties de Thatcher Greenwood, défenseur de la science et de l'ouverture d'esprit pris dans l'étau des conservateurs qui veillent à instiller la peur du changement ; son amitié avec Mary Treat, femme libre, scientifique de l'ombre mais correspondant avec toutes les sommités, dont Charles Darwin lui-même. On y suit en parallèle les déboires de Willa qui, au mitan de sa vie, se demande pourquoi, elle qui a tout fait "comme il faut" se retrouve dans une telle panade : une maison qui s'écroule, un mari sous-employé, un fils veuf et un petit-fils à charge, un beau-père en fin de vie qui fait exploser le budget médical. Des dettes. Pourtant, elle ne baisse pas les bras et regarde avec une curiosité grandissante sa plus jeune fille, Tig, diminutif d'Antigone, spécimen représentatif des millenials prendre acte et s'adapter à cette société partie pour durer. Une génération qui choisit de ne pas s'attarder sur des regrets, d'affirmer son libre-arbitre et d'inventer de nouveaux modes de vie.
En écrivant ce billet, je prends une nouvelle fois conscience de la richesse de la toile brossée par l'auteure. De sa façon de mêler les générations - 4 dans la maison de Willa pour autant de perceptions, ce qui provoque des échanges pimentés dès qu'il s'agit de politique ou d'économie, les époques - à chaque fois des périodes charnières qui président à des changements importants, et bien sûr les regards. Elle éclaire ainsi notre siècle, en le replaçant dans la continuité d'un éternel affrontement et au cœur des enjeux environnementaux. Et elle semble inviter à laisser la main aux plus jeunes, qui instinctivement ont l'air d'avoir les ressources pour marcher vers l'avenir en s'affranchissant des idées devenues obsolètes. Il y a comme un passage de témoin, symbolisé par un déménagement, une maison que l'on vide comme pour s'alléger du passé. C'est un superbe roman, dont on admire en le refermant ce titre à double détente, objet d'une brillante et savoureuse démonstration. Impressionnant.
"Des vies à découvert" - Barbara Kingsolver - Rivages - 576 pages (traduit de l'anglais/Etats-Unis par Martine Aubert - Titre original : Unsheltered)