Ainsi nous leur faisons la guerre - Joseph Andras
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Quatre-vingts pages. Trois récits. Courts, acérés comme une lame qui vient s'enfoncer dans votre estomac. Trois exemples parmi d'autres. Et les mots qui retournent les tripes, font naître la nausée qui ne vous quittera plus. Trois récits, des vies que l'on ôte, des corps que l'on torture, auxquels on inflige des souffrances insoutenables, inhumaines. Mais qui ne comptent pas. Après tout, ce ne sont que des animaux... Joseph Andras tape juste, fort et clair. Ses mots sont beaux, tranchants, horrifiants. Si les mots étaient des armes, ceux-ci nous tueraient à coup sûr. Moi, ils m'ont laissée hébétée. Parce que si les faits sont connus, c'est tout le pouvoir de la littérature que de les donner à ressentir dans leur sordide réalité. Tout le pouvoir de la littérature que de révéler en quelques phrases l'horreur des comportements humains et de renvoyer en boomerang à la figure de tous cette notion d'humanité dont nous nous targuons. La relation de l'homme avec les animaux est peut-être ce qu'il y a de plus révélateur de sa vraie nature. Et ce n'est pas beau à voir. D'autres en ont fait des romans, j'en ai parfois parlé ici. Joseph Andras choisit le récit, un peu à la façon d'un Eric Vuillard (14 juillet, L'Ordre du jour), parce qu'il souhaite avant tout s'emparer des faits même s'il ne s'interdit pas de s'interroger sur les sentiments qui peuvent traverser l'esprit des protagonistes. Et il le fait sans aucune pitié, en utilisant toutes les armes littéraires à l'image des grandes figures intellectuelles qui s'interpellaient par tribunes interposées dans les journaux d'antan. Sa prose a de la gueule. Il sait porter la plume là où ça fait mal. Que ce soit pour raconter le peu de réactions face à une expérimentation en amphi dans une université londonienne sur un chien vivant, que seules deux jeunes femmes dénonceront en portant l'affaire devant les tribunaux. Ou pour narrer une opération de sauvetage menée par le Front de libération des animaux, et je vous assure que sa lecture vous fera passer l'envie d'afficher ce sourire narquois qui se dessine sur vos lèvres à l'évocation du nom de ce Front, parce que bon, tout de même soyons sérieux, ce ne sont que des animaux. Ou encore pour pointer la folie des hommes avec cette course poursuite dramatique aux trousses d'une vache échappée d'un camion dans les rues de Charleville-Mézières, oui cette ville même où naquit un poète. Quatre-vingts pages, trois récits comme autant de pavés dans la mare. Malheureusement, ces mots ne toucheront que très peu de monde, un grain de poussière comparé au rouleau-compresseur en marche. Mais l'espace de quelques heures, le cœur au bord des lèvres et l'estomac révulsé, j'ai rêvé que la littérature pouvait changer le monde.
"Au temps d'avant, le sang des bêtes ça dégueulait sur les trottoirs. On y souillait ses souliers, on entendait les cris des suppliciés. Mais la société avait dû en convenir : toute cette cruauté, toute cette saloperie, la société n'aimait guère cela. On éloigna les tueries des villes et on effaça le mot tueries et on interdit l'entrée aux gens - et les gens de ce pays, celui du prince et du poète, ils ont beaucoup à faire dans cette histoire d'océans, de bactéries et de racines qu'on appelle la vie, alors ils ont fini par oublier que le manger, c'était les souliers chauds de sang".
"Ainsi nous leur faisons la guerre" - Joseph Andras - Actes sud - 96 pages