Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
motspourmots.fr

Ainsi nous leur faisons la guerre - Joseph Andras

4 Juillet 2021 , Rédigé par Nicole Grundlinger Publié dans #Récits

Quatre-vingts pages. Trois récits. Courts, acérés comme une lame qui vient s'enfoncer dans votre estomac. Trois exemples parmi d'autres. Et les mots qui retournent les tripes, font naître la nausée qui ne vous quittera plus. Trois récits, des vies que l'on ôte, des corps que l'on torture, auxquels on inflige des souffrances insoutenables, inhumaines. Mais qui ne comptent pas. Après tout, ce ne sont que des animaux... Joseph Andras tape juste, fort et clair. Ses mots sont beaux, tranchants, horrifiants. Si les mots étaient des armes, ceux-ci nous tueraient à coup sûr. Moi, ils m'ont laissée hébétée. Parce que si les faits sont connus, c'est tout le pouvoir de la littérature que de les donner à ressentir dans leur sordide réalité. Tout le pouvoir de la littérature que de révéler en quelques phrases l'horreur des comportements humains et de renvoyer en boomerang à la figure de tous cette notion d'humanité dont nous nous targuons. La relation de l'homme avec les animaux est peut-être ce qu'il y a de plus révélateur de sa vraie nature. Et ce n'est pas beau à voir. D'autres en ont fait des romans, j'en ai parfois parlé ici. Joseph Andras choisit le récit, un peu à la façon d'un Eric Vuillard (14 juillet, L'Ordre du jour), parce qu'il souhaite avant tout s'emparer des faits même s'il ne s'interdit pas de s'interroger sur les sentiments qui peuvent traverser l'esprit des protagonistes. Et il le fait sans aucune pitié, en utilisant toutes les armes littéraires à l'image des grandes figures intellectuelles qui s'interpellaient par tribunes interposées dans les journaux d'antan. Sa prose a de la gueule. Il sait porter la plume là où ça fait mal. Que ce soit pour raconter le peu de réactions face à une expérimentation en amphi dans une université londonienne sur un chien vivant, que seules deux jeunes femmes dénonceront en portant l'affaire devant les tribunaux. Ou pour narrer une opération de sauvetage menée par le Front de libération des animaux, et je vous assure que sa lecture vous fera passer l'envie d'afficher ce sourire narquois qui se dessine sur vos lèvres à l'évocation du nom de ce Front, parce que bon, tout de même soyons sérieux, ce ne sont que des animaux. Ou encore pour pointer la folie des hommes avec cette course poursuite dramatique aux trousses d'une vache échappée d'un camion dans les rues de Charleville-Mézières, oui cette ville même où naquit un poète. Quatre-vingts pages, trois récits comme autant de pavés dans la mare. Malheureusement, ces mots ne toucheront que très peu de monde, un grain de poussière comparé au rouleau-compresseur en marche. Mais l'espace de quelques heures, le cœur au bord des lèvres et l'estomac révulsé, j'ai rêvé que la littérature pouvait changer le monde.

"Au temps d'avant, le sang des bêtes ça dégueulait sur les trottoirs. On y souillait ses souliers, on entendait les cris des suppliciés. Mais la société avait dû en convenir : toute cette cruauté, toute cette saloperie, la société n'aimait guère cela. On éloigna les tueries des villes et on effaça le mot tueries et on interdit l'entrée aux gens - et les gens de ce pays, celui du prince et du poète, ils ont beaucoup à faire dans cette histoire d'océans, de bactéries et de racines qu'on appelle la vie, alors ils ont fini par oublier que le manger, c'était les souliers chauds de sang".

"Ainsi nous leur faisons la guerre" - Joseph Andras - Actes sud - 96 pages

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
A
De nos frères blessés n'est pas un roman; c'est une histoire vraie. Ne pas confondre.... Joseph Andras chapeau. A savoir: 'il a refusé le prix Goncourt
Répondre
N
De nos frères blessés est bien présenté comme un roman par l'éditeur, c'est la mention qui figure sous le titre, même s'il relate des événements qui se sont produits. Effectivement, l'auteur a refusé le Goncourt du premier roman qui lui avait été attribué à la grande surprise de tous car il ne figurait pas sur la liste des sélectionnés.
K
Comme tu le dis, sa prose a de la gueule. J'avais été fascinée par son roman De nos frères blessés. Je suis donc très attirée par ce titre.
Répondre
N
En effet, De nos frères blessés est un roman marquant. Et l'homme est intrigant lui aussi, en plus de savoir aiguiser et manier la plume.
D
Quand on voit ce que les hommes sont capables d'infliger à leurs semblables, ne nous étonnons pas de ce qu'ils peuvent faire à des animaux. Je ne supporte pas le spectacle de la souffrance, quelle qu'elle soit - et ne lirai certainement pas ce livre, même si ce n'est pas la première fois que j'entends le plus grand bien de cet auteur. Cependant, même si évidemment je ne soutiens en aucune façon le traitement que l'on réserve aux animaux, il me semble qu'il y a déjà fort à faire pour défendre le sort que l'on réserve aux humains. Et d'ailleurs, je suis sûre que si l'on arrêtait de maltraiter et de mépriser les uns, les autres s'en sortiraient sans doute mieux...
Répondre
N
C'est un texte d'une grande qualité littéraire qui parvient à montrer justement la perversité de ce type de réflexion : les humains mériteraient plus que l'on se préoccupe de leur sort ? Tu mets le doigt pile poil où le bât blesse... refuser de mal traiter des êtres vivants quels qu'ils soient devrait être notre fil rouge.