J'ai cru qu'ils enlevaient toute trace de toi - Yoan Smadja

Ils ne sont pas nombreux les primo-romanciers qui peuvent se vanter de m'avoir fait sangloter pendant une bonne cinquantaine de pages. Et tout le monde sait qu'il ne suffit pas d'un sujet dramatique (Ô combien !) pour parvenir à transmettre l'émotion. Il faut autre chose, une finesse mêlée d'intelligence pour guider la plume et transformer la matière brute en miracle littéraire. L'amour des mots, Yoan Smadja le cultive sans conteste. Au point d'en faire le catalyseur de son intrigue. Les mots pour témoigner. Les mots pour transmettre. Les mots pour conserver l'espoir, garder le lien avec ceux qui sont loin. Les mots pour ne pas sombrer quand autour, l'horreur se déchaîne.
Les mots, voilà ce qui relie Sacha et Rose qui n'ont a priori rien en commun, pas de raison de se rencontrer. Sacha est journaliste, elle arpente depuis des années les terrains de guerre, au Moyen orient, en Europe de l'Est et signe pour un grand quotidien français des articles pour lesquels elle se place en situation de témoin. Profil atypique, engagée, entièrement dévouée à son rôle. Rose est une jeune femme muette, dont la famille est depuis des décennies au service de l'ambassade de France à Kigali. Rose écrit, faute de parler. Et elle le fait plutôt bien, au point de remporter un concours qui lui vaut un voyage en France. Les jardins de l'ambassade sont un havre de paix, l'air est empli des arômes de vanille qui s'échappent des gousses qui sèchent sur le toit du hangar, la mère de Rose cuisine pour la résidence de l'ambassadeur. Rose s'éprend de Daniel, un jeune médecin, ils se marient, deviennent bientôt parents d'un petit Joseph. La vie suit simplement son cours... Envoyée en Afrique du Sud pour couvrir les élections, Sacha, alertée par son instinct et l'interprétation de certains faits décide de filer au Rwanda avec Benjamin, le photographe de l'AFP qui l'accompagne. Ils vont tomber en plein chaos et faire l'expérience de l'horreur absolue.
Kigali. Rwanda. 1994. L'une va perdre le goût des mots tandis que l'autre va s'y accrocher comme à une bouée de sauvetage. Les destins de Sacha et de Rose vont se trouver mêlés de façon inextricable. Et le lecteur, lui, est immergé à leur suite. Avec le regard "d'observateur" de Sacha la journaliste, et de l'intérieur, celui de Rose victime de la chasse à l'homme qui s'organise dans les rues de la capitale et partout dans le pays. Rose, séparée de Daniel dans une cité en proie à la barbarie, lui écrit quotidiennement des lettres qui sont autant de témoignages et de questionnements. Comment des voisins, des amis avec lesquels elle a grandi peuvent-ils se transformer en bourreaux ? Comment les français peuvent-ils évacuer leurs ressortissants et le personnel de leur ambassade sans s'inquiéter de son sort ? De son côté, Sacha s'écarte peu à peu de son rôle d'observateur pour s'impliquer, incapable de rester indifférente et surtout marquée à tout jamais par des scènes insupportables. Qui en rappellent malheureusement d'autres.
C'est le jeu de ces deux regards qui fait la force de ce roman. Et qui permet d'interroger sur le rôle de la communauté internationale - et plus encore sur celui de la France - dont les manquements transparaissent à chaque étape de l'avancée des journalistes. Comme Sacha, on a un goût amer dans la gorge et une confiance en l'être humain totalement ébranlée après avoir côtoyé le pire de la barbarie et constaté de quelle façon les nations tournaient le regard. Au-delà de l'interrogation sur la façon dont l'histoire bégaye, se pose celle sur la responsabilité des politiques, des instances internationales et de chacun d'entre nous. Et l'on comprend pourquoi, les premiers mots posés par Sacha sur le papier en rentrant à Paris furent "C'est en avril 1994 que j'ai demandé à Dieu de divorcer".
Un roman bouleversant, remarquable par la force de son ambition et la sensibilité de sa narration.
"J'ai cru qu'ils enlevaient toute trace de toi" - Yoan Smadja - Belfond - 288 pages